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ne joue pas, mais vous qui le regardez, que faites-vous donc ? Ce qui est beau dans le travail, ce n’est pas le travail même, ce ne sont pas ses résultats utiles, c’est sa forme et c’est ce qu’elle exprime, c’est l’âme rude et puissante de l’homme courageux et fort, visible dans la saillie des muscles contractés, dans le soulèvement de la poitrine qui gémit, dans le frémissement du corps, tout entier pénétré d’énergie et de volonté.

Comme celle des mouvements, la beauté des sentiments « est faite de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révèle une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or, ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau. » — Que le beau puisse se rencontrer avec le bien, je ne le nie pas ; mais n’y a-t-il pas des cas nombreux où le bon cesse d’être beau, où même les deux termes, loin de se concilier, s’opposent ? Faut-il rappeler Othello, Macbeth, Phèdre, tant d’autres, emportés d’un élan furieux, lancés d’une course droite à travers le drame, sans souci d’eux-mêmes ni des autres, jusqu’à ce qu’ils tombent au dénouement, épuisés, mourants, comme la bête traquée tombe dans les lueurs sanglantes d’un crépuscule d’hiver ? Dira-t-on « que les sentiments énergiques, que la volonté tenace, violente même, ont quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid » ? Soit, mais la moralité virtuelle, que découvre une psychologie subtile dans les grands crimes, ne suffit pas à expliquer l’émotion poignante que me fait éprouver la perfidie savante d’Yago, la vengeance patiente, lente et boiteuse, comme la justice, de la cousine Bette.

Parlons franc ; il y a des sentiments esthétiques, j’entends des sentiments qui ne peuvent s’exprimer, se réaliser, qu’en s’enveloppant d’une forme harmonieuse et riche, qu’en organisant un corps puissant et beau, qu’ils animent et transfigurent. Mais il n’y a pas de beaux sentiments en eux-mêmes, parce que la beauté incorporelle, simple, toute pure, la beauté sans forme, invisible, n’existe que dans les dialogues de Platon. Pour comprendre la beauté des mouvements, nous avons dû les considérer comme expressifs ; pour comprendre la beauté des sentiments, il faut les supposer exprimés. La forme, sans laquelle il n’y a pas de beauté, rétablie, tout devient clair. Pourquoi certains bons sentiments ne sont-ils pas esthétiques ? C’est qu’ils sont simples, modestes ; c’est qu’ils s’expriment par des actions sans éclat, peu nombreuses, toujours les mêmes. La forme très pauvre d’une vie honnête et médiocre n’est pas pour tenter l’artiste. Shakespeare préfère Macbeth, Racine, Néron. Pourquoi la passion est-elle une poésie ? C’est qu’elle a l’impétuosité, l’imprévu d’une