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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

« Mais la fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel Ange et les Titien sont des Jéhovah manqués ; en vérité, la Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde était cette parole inscrite au bas par un poète : Elle dort » (p. 32). Faite pour la vie ! cette femme qui, dressée de toute sa hauteur, ferait reculer le plus hardi, cette femme dont le corps souple et puissant ne semble rien que l’expression d’une âme héroïque ! Est-ce qu’elle voudrait de nous et de notre monde ? On est épouvanté à la seule pensée de la nostalgie de grandeur, qui la tuerait. Michel-Ange le savait bien ; la sottise de Pygmalion n’était pas pour le tenter. « Dormir m’est doux et plus encore d’être de pierre, tant que dure la misère et la honte. Ne pas voir, ne pas sentir, voilà ma joie. Ainsi ne m’éveille pas ; ah ! parle à voix basse. » Faire d’un chef-d’œuvre une femme, un être infirme et vieillissant ! Comme il faudrait la supplier, si son dédain ne la défendait : Ô Nuit, toi qui donnes de nobles pensers, ne t’éveille pas, dors ton sommeil de pierre, ton âme est faite des hauts sentiments qu’inspire ta forme divine, et ta vie, sans cesse renouvelée en ceux qui te contemplent, a l’immortelle jeunesse de l’héroïsme et de l’enthousiasme humains. Mais si l’art pouvait produire des êtres vivants, au lieu de peindre la vie, « il deviendrait ce qu’il aspire à être, une sorte d’éducation de la nature ». M. Guyau se trompe, un personnage de Shakespeare ne peut vivre que dans un drame de Shakespeare : la Joconde ne peut respirer que l’atmosphère étrange qui l’enveloppe. Une œuvre belle est un monde. L’art n’a que faire du jardin d’acclimatation que lui offre M. Guyau.

L’auteur est-il plus heureux, quand il étudie la beauté des mouvements, des sentiments, ou ce qu’il appelle la beauté des sensations ? Ne retrouvons-nous pas ici les mêmes confusions et les mêmes procédés ? Tel acte utile est beau, donc le beau est l’utile ; la sensation est un élément du plaisir esthétique, donc la sensation est belle ; les beaux sentiments sont les sentiments « utiles au développement de la vie dans l’individu et dans l’espèce », donc le beau et le bien se confondent. Mais, prenez garde, le beau se rencontre avec l’utile et avec le bien ; il ne peut exister sans l’agréable ; est-ce à dire qu’il soit l’utile, le bien, la sensation ? Ne négligez-vous pas précisément ce qui caractérise la beauté, ce qui, par suite, la distingue et la spécifie ?

L’homme qui travaille est beau, et cependant il ne joue pas ; c’est le but à atteindre qui détermine tous ses mouvements, leur rythme et leur concert. Certes, le forgeron soulevant son lourd marteau