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SÉAILLES.l’origine et les destinées de l’art

inhabitable, ouvert à tous les vents. Il n’est pas de parvenu qui voulût, de nos jours, habiter les chambres du cardinal Bibbiena, avant de les avoir rendues dignes de lui et de sa fortune[1]. » — Mais n’aimons-nous pas à retrouver dans les choses la manifestation de notre intelligence, à y voir la trace de ce qu’il y a de supérieur en nous ? » À la bonne heure, mais ce qu’il y a de supérieur en nous, ce ne sont pas nos besoins, ce n’est pas ce qui nous humilie, ce qui nous fait esclaves des choses. La beauté, dans l’architecture, c’est l’idée vivante et visible ; l’idée modelant à son image un corps de pierre élégant ou grandiose, pénétrant la matière assouplie jusqu’à ne s’en plus distinguer. Pour reconnaître l’appropriation des moyens à la fin, il faut raisonner, calculer ; ce n’est pas le plaisir esthétique, cette joie instantanée, à la fois intellectuelle et sensible, où l’on jouit de la pensée dans une sensation.

« À l’utilité répond chez l’être sentant un besoin ; ce besoin, devenu conscient, donne lieu à un désir : cherchons donc si le désir peut être par lui-même la source d’émotions esthétiques » (p. 17). La question est de savoir si le désir, sans l’addition d’aucun élément étranger, donne naissance à une émotion esthétique. « Bien avant la danse et les mouvements rythmés, la simple action de se mouvoir a pu fournir à l’homme des émotions d’un genre élevé. Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. On se rappelle ces vers de V. Hugo :

Oh ! laissez, laissez-moi m’enfuir sur le rivage,
Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage !
Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers…

Il y a dans ces vers une sorte d’épanouissement physique ; c’est l’ivresse de la liberté en son sens à la fois le plus élevé et le plus matériel, l’ivresse de la fuite, de la course en plein vent, du retour à la vie presque sauvage des champs et des grèves. » — Cela prouve-t-il que le désir de marcher soit en lui-même esthétique ? On saisit le procédé de l’auteur ; il fait de la poésie à propos d’un désir, et il conclut que le désir est une poésie. Le poète respire poétiquement, mais parce qu’il est poète. La vérité est que le désir soulève autour de lui un flot de sentiments et d’images : sous son action se construit un poème fugitif, qui pour un instant nous charme et s’évanouit dès qu’il est satisfait. Ce qui est beau, ce n’est pas le désir même, c’est cette harmonie intérieure, c’est le concert d’images expressives dont il est l’unité. —

Et l’amour ? « Le type de l’émotion esthétique n’est-il pas l’émotion

  1. E. Renan. Essais de Morale et de Critique, p. 360.