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CORRESPONDANCE


Liége, le 5 juillet 1886.
Monsieur le Directeur,

J’ai lu tardivement le remarquable article de M. Paulhan sur le Langage intérieur. Il m’a suggéré quelques réflexions que vous trouverez peut-être dignes de paraître dans la Revue philosophique.

D’une manière générale, j’abonde dans la manière de voir de M. Paulhan, mais j’y mets quelques restrictions.

M. Paulhan a une tendance à rapetisser le rôle des images visuelles dans le langage intérieur. Il cite, en faveur de sa thèse, un cas intéressant de Kussmaul ; il s’agit ici de cécité verbale, et cette observation ne prouve qu’une chose, mais elle la prouve bien : c’est l’indépendance parfaite du mécanisme visuel et de l’auditif.

L’importance de l’image visuelle est en raison directe de la façon dont nous avons appris et emmagasiné les mots d’une langue ; si, pour la langue maternelle, nous procédons par images auditives, pour les langues étrangères ou mortes que nous étudions dans les livres, pendant les années de l’adolescence, notre procédé est mixte. Ceux qui apprennent, au contraire, une langue étrangère par la conversation, continuent à se servir de la manière auditive pour le langage intérieur, quand les idées se formulent en cette langue. Ainsi j’ai toujours beaucoup plus lu l’allemand que je ne l’ai parlé ou écrit : quand je pense en allemand, j’entends les mots, et je les vois en caractères typographiques ; il en est que je n’entends pas du tout[1].

Voici une remarque qui confirme mon appréciation, en montrant l’importance et le rôle des images visuelles dont beaucoup de personnes se servent plus inconsciemment que des images auditives. Certains mots que nous n’avons jamais prononcés, ni haut ni bas, quoique nous les ayons rencontrés plus d’une fois dans nos lectures, nous arrêtent court dans la conversation quand nous voulons les employer. Ils sont devant notre esprit ; car, pour arriver à les prononcer, nous les épelons visuellement et nous en hasardons alors une prononciation. On peut faire l’expérience de ceci avec des noms russes, qu’on n’essaye généralement pas de prononcer, quand on les déchiffre sommairement des yeux.

Je dirai, sous forme de parenthèse, que le mouvement de la main nous remémore parfois l’orthographe d’un mot ; ce qui prouve encore la persistance des images visuelles ; car pendant le mouvement de la main, ce que nous voyons intérieurement, c’est le mot écrit.

  1. M. Ballet a déjà indiqué ces différences ; je l’ai su après avoir envoyé ma lettre.