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l’honorabilité des sophistes et la moralité de leurs doctrines, tel est le but que se sont proposé MM. Grote et Lewes. Selon le premier, les sophistes ont fait de la philosophie une profession rétribuée, et leurs adversaires se sont emparés de ce fait pour les combattre. Platon, surtout, par ses écrits qui sont de véritables satires, a donné au nom de sophiste un sens qu’il n’avait pas auparavant. Les sophistes ont été des professeurs qui n’avaient en commun ni doctrines, ni principes, ni méthode qui leur appartinssent. Ils n’ont rien enseigné de nouveau en fait de morale ; ils recommandaient, au contraire, une morale pratique, de tout point conforme à celle qui répond à la conscience publique, aux mœurs, aux traditions reçues. Enfin leur conduite et leur caractère furent des plus honorables. M. Lewes dit de son côté que les sophistes étaient riches, puissants, brillants, beaux discoureurs de là le dédain de Platon, le penseur solitaire, pour ces hommes qui ne savaient que jouer de la dialectique et de l’éloquence. En eux, nous voyons la première protestation énergique contre la possibilité d’une science métaphysique.

M. Bénard croit que ces deux écoles n’ont pas réformé l’opinion ancienne, mais seulement ajouté des vues nouvelles. Le rôle de la sophistique et des sophistes dans l’histoire est mieux connu, mieux déterminé et mieux apprécié. Mais les côtés qui ont été ainsi éclairés et mis en relief par la critique moderne sont des côtés accessoires purement historiques qui ne concernent en rien le caractère réel, la nature et l’essence de la sophistique, la valeur et la légitimité de ses doctrines. Non seulement il trouve insuffisants les arguments de l’école allemande et de l’école anglaise, mais il pense que Platon, le véritable historien de la sophistique, a respecté la vérité historique, la vérité poétique et la vérité philosophique, lorsqu’il a dans ses dialogues mis en scène les sophistes ; il suit l’idée de la sophistique dans l’histoire et pense que Platon, Xénophon, Aristote et Isocrate s’en sont fait la même idée. Il ne croit pas que le jugement défavorable qu’ils ont porté sur les sophistes ait été infirmé par les écoles grecques postérieures, par les Épicuriens, les Stoïciens, les Pyrrhoniens, les nouveaux Académiciens, non plus que par les philosophes romains ou alexandrins. Il retrouve également des marques de réprobation contre la sophistique chez les scolastiques, les hommes de la Renaissance, les philosophes du xviie siècle. Les encyclopédistes, auxquels depuis Hegel on a coutume de comparer les sophistes, n’ont pas même parlé des sophistes[1]. Brucker reproduit à leur sujet le jugement de l’antiquité. Tiedemann voit dans la sophistique un jeu frivole de l’esprit, Buhle, une corruption de la philosophie, Barthélemy appelle les sophistes de vils mercenaires, Tennemann ne les juge guère plus favorablement, quoiqu’il remarque déjà qu’ils ont forcé l’esprit humain à porter un regard péné-

  1. Remarquons toutefois que Voltaire se sert des noms de Platon et de Protagoras, qu’il met ainsi sur la même ligne, pour désigner Diderot et d’Alembert.