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défaire. La première difficulté qu’il eut à vaincre, ce fut de le remarquer. Il laissait échapper ses Ah ! sans y penser, et il y pensait même si peu qu’il ne se les rappelait pas après. Grâce cependant à la complaisance de son entourage, il regagna la faculté de s’en apercevoir : « J’ai encore une fois lâché mon Ah ! » songeait-il, et cela le vexait. Ce premier pas fait, il lui restait à faire le second, il lui fallait prévenir et arrêter cet Ah ! en d’autres termes, passer du par après au par avant. C’est la manière dont se fit le passage qui nous donnera la clef des anticipations.

L’expression articulée de la pensée est précédée de la conscience de cette pensée. Avant de dire : Ah ! bonjour ! on commence par penser qu’on a à dire : Ah ! bonjour ! L’habitude tend à raccourcir l’intervalle entre la pensée et la parole, et elle le raccourcit si bien que les deux actes ont bientôt l’air d’être simultanés et de n’en faire qu’un. C’est contre cette habitude qu’il dut entamer la lutte. Ceci donna lieu à un travail régressif de désintégration au bout duquel mon ami, chaque fois qu’il avait à saluer quelqu’un, ressentit se former en lui l’idée des mots : Ah ! bonjour ! Mais comme il s’était habitué à les faire suivre du regret d’avoir dit Ah ! l’idée même des mots appelait l’idée de ce même regret. En d’autres termes moins analytiques, mais plus compréhensibles, mon ami, au moment de l’abord, pensait à ne pas dire le fameux Ah ! et, dès ce moment, il fut tout près d’être corrigé ; pour l’être tout à fait, il n’eut qu’à le retenir sans y penser.

Comme on le voit, l’anticipation est une consécution mentale, pour servir d’un terme qui appartient, je crois, à Leibniz. Les choses ne se passent pas autrement chez le chien : l’idée d’une certaine action amène l’idée de coups, parce que les coups ont suivi l’action faite, ou mieux, arrêté l’action sur le point d’être faite ; et cette idée des coups finit par agir de la même façon que les coups, c’est-à-dire par empêcher l’action.

Tirons maintenant la conclusion : Si mon ami n’était pas parvenu à se corriger de son tic malgré les avertissements, nous pourrions à bon droit le qualifier de stupide, en admettant bien entendu qu’il y eût mis du bon vouloir. Puisqu’il s’est corrigé, nous sommes tenus de reconnaître qu’il a fait preuve d’intelligence et de volonté. Pour qu’un animal se corrige, il ne peut que suivre la même voie. Donc, quand vous vous mettez à le corriger, vous lui supposez déjà et de l’intelligence et de la volonté. Vous n’essayerez pas d’habituer la pierre à ne pas tomber, ou l’eau à ne pas suivre les pentes. Lorsqu’il se montre rétif à tous les encouragements comme à toutes les remontrances, vous le jugez borné et inintelligent ; lorsque, au contraire, il s’amende, vous reconnaissez implicitement qu’il est intelligent, c’est-à-dire capable de se gouverner par des images et non par des sensations.

La démonstration est un peu laborieuse, mais peut-être était-il nécessaire de la développer. Cependant je ne voudrais pas terminer ce compte rendu par cette simple conclusion.