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pour les bêtes, et qui voient en eux, suivant l’heureuse expression de Michelet, des frères inférieurs.

Il ne m’appartiendrait pas d’affirmer qu’il n’y ait point parfois un peu de poésie, de poésie du cœur bien entendu, mêlée à ses récits. À cela rien d’étonnant. Ce sont des notices biographiques ; et quel est le biographe assez maître de sa pensée et de son jugement, assez indifférent et assez froid pour ne pas placer son héros dans le meilleur jour ? Doit-on pour cela suspecter sa sincérité ? Nullement. Je dirai plus : Au fond, la meilleure preuve de l’intelligence présumée des bêtes est moins dans les actions qu’elles font que dans la manière dont ceux qui les observent, les interprètent. En réalité, en dépit des systèmes, tous ceux qui sont en rapport avec les animaux leur attribuent un caractère et une volonté — je ne mentionne plus la sensibilité. Malebranche marche sur la queue du petit chien favori de la marquise. Le chien hurle, la marquise est tout émue ; et Malebranche de lui dire : « Madame, ça ne sent pas ». Ces paroles n’ont ni calmé, ni convaincu la marquise. De même ceux qui viendront soutenir à MM. Fontaine et Porchon, qui ont vu le chien Clyde dans l’exercice de ses fonctions, ou à M. Lindsay, son maître, que cet animal n’est néanmoins qu’un dérivé de protoplasme sans cœur et sans raison, risquent d’en être pour leurs frais de dialectique et d’érudition.

Clyde est un chien quêteur ; il a appris à distinguer les gens qui ont le sou de ceux qui ne l’ont pas. Il sait, pour se payer de ses peines, demander chez un pâtissier un petit pain d’un demi-penny. Bien mieux, s’il n’a pas faim, il économisera (que d’ouvriers n’en savent pas faire autant !) ; il poussera même l’économie jusqu’aux limites de l’indélicatesse, en retenant sur l’argent des pauvres au delà de ses besoins. Indélicatesse — le mot est juste, car Clyde sait que ce qu’il fait n’est pas bien ; et, pour donner le change et cacher le trouble de sa conscience, il prend un air innocent qui, malheureusement pour lui mais heureusement pour la morale, le trahit[1]. Il est impossible de ne pas établir une ligne de démarcation tranchée entre ces sortes d’actions et les impulsions instinctives. Ainsi que M. Hermann Fol nous le fait toucher du doigt dans la Revue scientifique de février 1886, rien n’est plus stupide que l’instinct pour peu qu’il soit dérangé dans sa marche ; tandis qu’ici, c’est justement dans les actes antagonistes des instincts que se révèle l’initiative de l’intelligence.

  1. Mon chien Mouston — j’en parle dans mes articles sur Lewes (Revue philosophique, avril 1881) — était un caniche des plus intelligents, mais fripon. Je n’ai jamais pu le corriger de son penchant au vol. À la campagne, il dérobait tout, plus volontiers chez les voisins que chez moi. Pâtées pour les bêtes, œufs, lard, jambons (quelquefois entiers), laissés à sa portée, étaient par lui emportés et dévorés dans des cachettes où il ne se faisait jamais pincer deux fois. Il s’arrangeait toujours pour que ses méfaits n’eussent pas de témoin. Aussi je ne doute pas qu’on ait mis sur son compte plus d’un délit qu’il n’avait pas à se reprocher. Quant à nous, nous devinions à coup sûr s’il était en faute, à l’air hypocritement tranquille qu’il savait se donner en venant à notre appel.