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pouvons nous dire intelligents qu’à condition de reconnaître la même qualité à ces ancêtres éloignés — à moins de considérer l’intelligence comme le produit d’une combinaison. Mais une combinaison de quoi ? C’est que, quoi qu’en pensent Büchner et Vogt, la pensée n’est pas facilement assimilable à une propriété résultante, soit physique, soit chimique, non plus qu’à une sécrétion. De sorte que, dans la question de l’intelligence des animaux, sous le règne du darwinisme comme sous celui du cartésianisme, reste impliqué le problème par excellence, le problème unique après tout, celui de l’origine de l’homme.

Un point toutefois est acquis. Si, à la rigueur, étant donné le courant moderne, on peut, avec quelque couleur scientifique, avancer que les êtres sensibles ne sont que des cristaux d’une grande complication, on n’oserait plus aujourd’hui soutenir que ce sont des mécaniques. Étranges mécaniques, en effet, susceptibles d’éducation, et qui, non seulement marchent quand on tourne la manivelle, et changent d’allure quand on déplace certain bouton, mais qui, sur un signe, meuvent d’elles-mêmes boutons et manivelle. Ces mécaniques ont si bien l’air de jouir ou de souffrir et de comprendre que Leibniz leur accordait le sentiment et une certaine faculté de raisonner, celle de passer d’une imagination à une autre et de tirer des conséquences : « Quand le maître prend un bâton, le chien appréhende d’être frappé. »

Bossuet (De la connaissance de Dieu et de soi-même, chap.  V) douait les animaux d’un instinct qui « était non mouvement semblable à celui des horloges et autres machines », mais bien « sentiment ». À son avis, ils sont dirigés par le plaisir et la douleur, et, s’ils semblent raisonner, c’est parce que ce sont des créatures divines, et que la raison de l’ouvrier se retrouve dans l’ouvrage. Ils ont une âme ; mais cette âme, sans être matérielle, n’est cependant pas absolument immatérielle en ce qu’elle n’est pas indépendante de la matière.

Les idées de Buffon sur l’âme des bêtes furent comme le dernier écho du cartésianisme. Ce n’est pas qu’elles soient bien faciles à démêler, et, si l’on ne craignait de parler irrévérencieusement du grand-naturaliste, on risquerait d’insinuer qu’il ne les démêlait pas lui même. Les animaux seraient pure matière ; et cependant ils auraient des sensations ; mais leurs sensations différeraient des nôtres et ils seraient incapables de connaissance. À quoi Condillac (Traité des animaux) objecte avec raison que si les animaux sont sensibles, ils le sont à notre manière, ou bien les mots n’ont plus de signification fixe ; et que, s’ils veillent véritablement à leur conservation, ils comparent, jugent, ont des idées et de la mémoire.

La doctrine de l’automatisme des bêtes eut à peine un siècle d’existence. Déjà le même Condillac se croyait en droit de dire, dans l’ouvrage précité (Ire partie, 1er chapitre), que « le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux, qu’on peut présumer qu’il ne lui reste guère de partisans ».

On en revint ainsi peu à peu au bon sens ou plus exactement à