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STRICKER.de la parole et des sons intérieurs

entendions les mots vus ; que, quand je prends en main le journal et que je me mets à le lire tout bas, je comprends ce que je lis, parce que je l’entends. Par rapport aux sons, il ne viendra guère à l’esprit de quelqu’un d’admettre que l’on comprenne directement la musique vue, qu’on se représente les sons comme des images visuelles. Les musiciens inexpérimentés en psychologie admettent plutôt qu’ils entendent en esprit les mélodies quand ils les lisent. Et en effet, il y a quelque chose de vrai dans cette assertion. Chez les individus d’un grand talent musical, la vue de la musique éveille aussitôt des images auditives de l’instrument qu’ils manient le mieux. Mais j’ai eu l’occasion d’examiner sur ce point un jeune médecin très bien doué pour la musique, qui m’a donné des renseignements beaucoup plus exacts que je n’en ai obtenu jusqu’à présent des musiciens de vocation. M. le docteur en médecine Louis Heitzmann, de New-York, m’a dit qu’il lisait la musique comme un livre. Il a vingt-deux ans. Il fait de la musique depuis sa huitième année et joue de plusieurs instruments, surtout du violon et du violoncelle.

Au premier examen, il ne comprit pas clairement ce que je lui demandais. Ensuite, il donna plus d’attention à la chose et acquit la certitude qu’il lisait la musique au moyen des innervations du larynx ; que, sans le secours du larynx, il ne pouvait la lire. Alors, il se représente aussitôt le timbre du violon ou du violoncelle.

Après de tels cas, pourrait-il y avoir encore un doute que les sentiments musculaires, l’innervation du larynx « ne constituent la condition sous laquelle on peut lire la musique ».

Personne pourrait-il s’imaginer sérieusement que moi, qui n’ai pas de talent pour l’acoustique, j’entende les sons à la vue de la musique, bien que je m’aperçoive très exactement que je chante intérieurement sans avoir aucune image auditive ?

J’ai encore à faire valoir un autre argument tiré de mes nouvelles observations.

J’ai, comme je l’ai dit, très peu de talent musical. J’ai, à la vérité, assez vite appris à accorder mon violon[1]. Je suis à même de chanter juste une mélodie qui m’intéresse et que j’ai entendue plusieurs fois. Ma faiblesse est dans l’appareil auditif. Pour les besoins de la vie journalière, j’ai, il est vrai, une ouïe extraordinairement fine. C’est ainsi qu’il y a peu de temps, j’ai sur-le-champ reconnu à la voix une personne que je n’avais pas vue depuis vingt ans, et qui, à son retour de pays lointains, m’avait appelé par derrière par mon nom ; mais mon

  1. J’avais 16 ans quand je commençai (1880) à apprendre la musique en vue de cette étude.