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TANNERY.la théorie de la matière d’anaxagore

des deux tendances contraires, et l’on se trouve dès lors bientôt aux mêmes points de départ que la science moderne pour l’explication des phénomènes.

La séparation absolue des qualités opposées et leur association arbitraire avec telles ou telles autres, était un retour, avec de nouvelles erreurs en sus, aux premières ébauches des théories pythagoriciennes. C’était la consécration du système d’explications vagues et illusoires déjà en vigueur chez les médecins de l’époque ; car ce sont eux qui ont, les premiers, abusé des qualités élémentaires, comme on devait si longtemps continuer à le faire d’après Aristote. Avec la théorie de ce dernier, ces qualités élémentaires deviennent de véritables êtres de raison, auxquels on attribue les propriétés les plus diverses et le mode d’action le plus fantastique. Le nombre des combinaisons logiques possibles se réduit au minimum, et comme elles doivent suffire à expliquer l’infinie variété des phénomènes, on a recours à d’étranges artifices en s’écartant de plus en plus de l’observation et de l’expérience.

Mieux eût valu, certes, au lieu de ce bizarre compromis entre des conceptions essentiellement différentes, s’en tenir fidèlement au pluralisme décidé professé par Empédocle, et ne pas chercher, dans les accouplements arbitraires des qualités élémentaires, une preuve a priori qu’il doit y avoir quatre éléments et qu’il ne peut y en avoir davantage. Si grossière que fût la première approximation d’Empédocle, il y avait dans ses idées un point de départ pour l’étude des combinaisons chimiques ; les éléments d’Aristote, avec leurs propriétés prétendûment immuables, ne sont plus un sujet d’expériences, mais de véritables fictions dont le fantôme hantera pour des siècles le cerveau des pionniers de la science.

Quand enfin celle-ci aura pu s’en débarrasser, après quelques tâtonnements incertains, l’antique doctrine de Leucippe apparaîtra comme le seul port de salut ; le trait de génie d’Anaxagore restera oublié, et ses idées seront condamnées à attendre dans l’oubli qu’on tente de les soumettre à leur tour à l’épreuve de nos théories.