Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
revue philosophique

C’est dire qu’il ne fallait pas s’attendre à voir Anaxagore mieux expliqué par Aristote que ne l’est Platon, quand même le Stagirite lui eût fait des emprunts directs ; à quel point il a défiguré sa conception de la matière, on l’a vu ; et pourtant dans la théorie propre d’Aristote, on reconnaît encore un écho très affaibli de la doctrine du Clazoménien ; mais elle intervient avec deux autres éléments distincts et prépondérants : d’une part, les déterminations d’Empédocle, de l’autre, des concepts purement platoniciens. Le compromis entre ces trois facteurs garde d’ailleurs la marque du disciple de Socrate, et quoiqu’Aristote y ait apporté sa précision ordinaire, cette combinaison peut bien sembler une de celles où il répétait surtout les paroles du Maître.

Les quatre éléments d’Empédocle sont éternels et inaltérables ; ceux d’Aristote au contraire se transforment les uns dans les autres, ce ne sont donc point des principes ; comme ἀρχαί, Aristote énonce trois véritables abstractions : la matière (ὕλη), l’espèce (εἶδος) et la privation (στέρησις).

Si le dogme ionien de l’unité de la matière se retrouve en fait derrière ces abstractions, il y a opposition flagrante avec le principe d’Anaxagore, puisque celui-ci n’admet pas la privation comme possible, en quoi il a d’ailleurs théoriquement raison ; mais si nous nous demandons quelles espèces par leur présence ou leur privation constituent les diverses formes élémentaires, nous retrouverons ces mêmes couples de qualités qui jouaient le principal rôle pour le Clazoménien : le chaud et le froid, le sec et l’humide, etc.

Ainsi le feu est chaud et sec ; l’air froid et sec ; l’eau chaude et humide ; la terre froide et sèche ; c’est par les échanges de ces qualités que la transformation des éléments peut se faire ; mais elles sont tout abstraites et d’ailleurs aucune loi de ces transformations ne se trouve indiquée.

On sait le long triomphe de cette théorie formée d’éléments disparates ; il suffit de remarquer qu’au point de vue scientifique, elle est très inférieure à celle d’Anaxagore ; aussi doit-on regretter que ce ne soit pas cette dernière que la science de l’antiquité ait eue à mettre à l’épreuve, au lieu de se mouvoir dans le cadre étroit de la symétrique construction d’Aristote.

Cette dernière ne permet aucune combinaison mathématique effective ; son infécondité à cet égard est malheureusement trop démontrée a posteriori pour que j’aie à insister sur ce point.

La réunion constante des qualités opposées, telle que la professait Anaxagore, satisfaisait aux conditions scientifiques, car elle a pour conséquence qu’il faut toujours uniquement considérer la résultante