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TANNERY.la théorie de la matière d’anaxagore

c’est évidemment défigurer du tout au tout la pensée du Clazoménien.

Quels défauts trouvons-nous d’ailleurs à sa conception ? il suffit de la comparer à celle de Kant.

En premier lieu, nous ne pouvons plus admettre ces oppositions du froid et du chaud, etc., « qu’on ne séparera jamais avec la hache en aucun point du monde ». Pour nous, le froid et le chaud apparaissent comme deux degrés éloignés sur l’échelle intensive d’une même qualité. Mais après l’abus encore bien récent des fluides de nom contraire, nous devons être indulgents ; d’ailleurs Anaxagore n’avait pas inventé ces oppositions, il les trouvait dans les opinions du vulgaire, il les voyait systématiquement employées par les Pythagoriciens ; il s’en est donc servi à son tour ; alors que l’antiquité n’a jamais su s’en débarrasser, on ne peut sérieusement l’en blâmer.

En second lieu, Anaxagore se représente les choses comme si les qualités ne pouvaient varier que par un déplacement mécanique des particules de la matière auxquelles il les a attachées. C’est dire qu’il ignore toute la physique et toute la chimie modernes, mais au moins a-t-il fait le premier pas indispensable pour l’abstraction de ces qualités ; le second ne sera pas difficile, car du moment où il s’agira d’étudier les phénomènes, si peu que ce soit, on laissera naturellement de côté les déplacements mécaniques qui ne peuvent être soumis à la théorie, et l’on s’attachera aux modifications dans l’échelle intensive des qualités, c’est-à-dire au point de vue dynamique.

Si donc entre la théorie de Kant et la conception d’Anaxagore il y a de graves différences, la dernière n’en est pas moins tout aussi avancée, tout aussi satisfaisante qu’on pouvait l’espérer pour une époque aussi reculée, et alors que la science de la nature était aussi imparfaite.

Je crois inutile de montrer davantage comment cette conception satisfaisait heureusement aux conditions du problème tel qu’Anaxagore le voyait posé devant lui, à quel point elle conciliait harmonieusement la croyance monistique des Ioniens et le pluralisme des oppositions pythagoriciennes ; son plus grave défaut était la subtilité d’esprit qu’elle exigeait, surtout à son époque, pour être parfaitement comprise, dans sa rigueur géométrique et sa nécessité logique ; si elle n’offrait pas prise aux arguments d’un Zénon, elle n’en était pas moins exposée à être bientôt méconnue, et c’est ce qui lui arriva sans contredit. Il nous reste à examiner si néanmoins, avant de disparaître, elle n’a pas joué un rôle considérable, et influé d’une façon décisive sur les conceptions qui devaient lui succéder.