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TANNERY.la théorie de la matière d’anaxagore

III

Nous sommes tellement assujettis aux habitudes d’esprit qu’entraîne la conception atomique, que la thèse d’Anaxagore, telle que je viens de l’énoncer, apparaîtra à beaucoup comme un simple paradoxe dont il n’y a pas lieu de tenir compte ; et cependant, elle est, à priori, parfaitement légitime, et, si négligée qu’elle puisse être aujourd’hui, elle n’en garde pas moins toute sa valeur.

Je n’ai nullement l’intention de combattre ici la conception atomique ; je crois au contraire qu’elle est encore loin d’avoir rendu à la science tous les services que peut en attendre celle-ci, que le moment n’est donc nullement venu de discuter s’il ne serait pas temps de rejeter cette conception comme désormais épuisée et incapable de permettre de nouveaux progrès ; mais, au point de vue philosophique, la question doit se poser sur un terrain tout autre.

Prétend-on par cette conception atteindre la réalité absolue, l’inaccessible chose en soi ? Évidemment non, et les arguments de certains physiciens ou chimistes ne peuvent que faire sourire, alors qu’ils prétendent démontrer comme faits l’existence du vide ou des atomes. Il s’agit simplement d’obtenir une représentation scientifique ; il ne suffit pas qu’elle satisfasse l’esprit, il faut encore qu’elle se prête à des combinaisons logiques permettant d’établir quelque unité entre les lois des phénomènes naturels.

Que la conception atomique satisfasse à cette condition, que par exemple elle donne immédiatement une explication commode des lois qui président aux combinaisons chimiques, ces confirmations a posteriori sont à écarter ; quand elles seraient beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus importantes, elles resteraient absolument insuffisantes, tant que l’explication intégrale de l’univers demeurera incomplète : autant dire toujours. La question est de savoir si cette conception atomique est la seule possible, la seule admissible pour le rôle scientifique qu’elle remplit.

Or je dis que la thèse d’Anaxagore peut conduire à une conception qui, comme aptitude à se prêter aux combinaisons logiques, ne le cède en rien à la représentation aujourd’hui dominante.

Il n’y a pas à s’arrêter à l’apparent paradoxe qu’elle renferme ; c’est la rigoureuse application d’une vérité logique sur laquelle reposent toutes les mathématiques : « que les raisons du fini réussissent