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rendu compte du rôle capital qu’elle a rempli dans l’histoire philosophique. On la considère plutôt comme un accident singulier, qui n’a pas été déterminé par le développement logique des conceptions antérieures, qui n’a pas exercé d’influence marquée sur la constitution des systèmes suivants. Je voudrais essayer de montrer que, si étrangère qu’elle soit aux représentations avec lesquelles nous sommes familiers, cette théorie n’en correspond pas moins à une hypothèse toujours possible, que cette hypothèse s’est produite précisément à son heure, qu’enfin elle constitue un élément essentiel dans les concepts de Platon et d’Aristote, à ce point qu’il est difficile, en la négligeant comme on le fait, d’arriver à posséder l’intelligence parfaite des systèmes les plus importants de l’antiquité.

Rappelons d’abord les circonstances au milieu desquelles se produit la doctrine d’Anaxagore : le monisme naïf des premiers Ioniens a abouti à Héraclite, c’est-à-dire à la négation du problème posé par Anaximandre : déduire l’évolution de l’ensemble des phénomènes d’une seule cause, en prenant d’ailleurs pour cette cause le phénomène qui apparaît comme le plus général et en même temps le plus régulier, c’est-à-dire la révolution diurne. Et tandis que l’Éphésien, pour expliquer les phénomènes célestes, revient à des hypothèses grossières et surannées, à l’autre pôle du monde hellène, Parménide déclare qu’ils ne peuvent être qu’une illusion, que l’univers est nécessairement immobile ; cette doctrine gagne du terrain, et elle va trouver des partisans jusque sur les côtes de l’Ionie, puisqu’à Samos Mélissos se l’approprie.

Faut-il donc définitivement abandonner la thèse d’Anaximandre et d’Anaximène ? Il faut au moins la transformer, car un nouveau concept s’est désormais introduit, qui ne permet plus de la maintenir. L’espace est infini, et comme on n’est point encore arrivé à le concevoir sans matière, comme la notion du vide absolu n’est pas encore formulée, il s’ensuit que l’univers est conçu comme infini ; il est donc impossible de se le représenter, ainsi que le faisaient les Milésiens, comme animé, dans son ensemble, d’un mouvement de rotation autour de l’axe du monde.

Pour reprendre le problème d’Anaximandre, Il fallait donc commencer par avouer que cette rotation était limitée, et distinguer la partie de l’univers qui y est soumise de l’infini qui reste immobile. Le mouvement de circulation n’est donc pas inhérent à la matière ; il apparaît dès lors comme dû à une cause distincte de celle-ci.

Anaxagore donne à cette cause le nom de νοῦς[1] ; il imagine

  1. De l’ordre d’idées que j’expose, dérive naturellement le caractère mécanique de la cosmogonie d’Anaxagore, caractère que lui reprochera Platon ; je