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JOLY.la sensibilité et le mouvement

involontaire, alors vous ne doutez plus : vous êtes averti authentiquement de votre ennui, et la conscience que vous en avez l’accentue. Une fois qu’un mets vous a fait vomir, il vous dégoûte bien plus encore, et vous n’y pensez plus sans répugnance. Comme le souvenir des caresses données entretient l’amitié, ainsi l’image de la lutte augmente la colère presque autant que la lutte même. On dit que la vue du premier sang irrite encore davantage celui qui frappe, et qu’elle va quelquefois jusqu’à l’affoler complètement et à le transformer en un meurtrier féroce. Nul doute que la criminalité toujours croissante des récidivistes ne soit un effet de la même loi.

Supposons maintenant le plaisir ou la douleur arrivés à peu près à leur comble ou à leur terme : les mouvements expressifs achèvent de les y porter, car ils aident l’individu à se placer dans cet état définitif au delà duquel, pendant quelque temps au moins, il n’y a de possible que le repos. Tant que le plaisir et la douleur ne sont pas exprimés, tant qu’ils n’ont pas trouvé l’attitude, les mouvements, les mots qui doivent en consacrer le souvenir, ni l’un ni l’autre ne sont pleinement satisfaits. Il faut que le plaisir soit sûr de pouvoir contempler à jamais dans le passé le témoignage visible de son triomphe. Il faut que la douleur puisse se remettre éternellement sous les yeux tout ce qui a servi à l’exaspérer, tout ce qui lui rappellera le plus éloquemment ce dont elle veut se lamenter et se plaindre ; car il faut à la personne qui a souffert une preuve décisive de l’injustice du sort à son égard, une preuve attestant qu’elle a raison de s’écrier :

Grâce au ciel, le malheur passe mon espérance !

et de réclamer enfin une équitable réparation de la destinée. Non ! ce n’est pas assez pour elle de nous dire qu’elle est malheureuse ; elle tient à nous le montrer ; elle y tient aussi énergiquement que la personne heureuse tient à nous étaler les marques de sa prospérité. Ainsi tout état de l’âme, quand il y a dans l’âme un certain fond d’énergie et de vivacité, veut aller, pour ainsi dire, à son terme, et le mouvement expressif l’aide toujours à s’y placer. Qu’il s’agisse du théâtre ou des drames réels de la vie, nous ne sommes contents d’une comédie que si elle a pu nous faire réellement rire, et nous ne sommes contents d’une tragédie que si elle a pu nous faire battre des mains spontanément ou nous faire pleurer malgré nous. Rires et larmes nous soulagent également à leur manière.

Souvent, il est vrai, la faiblesse de la sensibilité se refuse à aller si loin. La vie d’ailleurs est pleine de situations indécises que notre amour-propre complique ou rend à nos propres yeux plus obscures