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dent simplement dans la pensée sans que je puisse voir entre eux aucun rapport, il n’y a pas de jugement. Entendons-nous : des termes successifs sont toujours rattachés par quelque chose, dira M. Binet, une association par contiguïté ou par ressemblance, une habitude, une vibration commune qui les fait naître l’une à la suite de l’autre. Sans aucun doute il y a une raison qui fait naître dans un esprit B à la suite de A, mais tant que cette raison n’est pas connue par moi, tant qu’elle ne se présente pas à moi comme la conscience d’un rapport entre A et B, il y a dans mon esprit simple juxtaposition des termes par association, il n’y a pas jugement. Ce n’est pas du tout la même chose, et M. Binet l’a parfaitement compris, que l’association par ressemblance et le jugement de la ressemblance. Il y a donc quelque chose de nouveau dans mon esprit quand je conçois ce rapport de ressemblance, et l’association mécanique des termes n’en était que la préparation.

Pour beaucoup de psychologues cette différence ne paraît pas très importante, car ils considèrent la conscience comme un épiphénomène dont la présence ou l’absence ne modifie pas la nature des phénomènes. J’avoue ne pas bien comprendre comme une école positive, c’est-à-dire préoccupée avant tout des faits et de leurs plus petits détails, peut négliger ainsi un fait capital comme la présence ou l’absence de la conscience. Quand on fait de la psychologie, quand on analyse les idées de l’homme, on ne doit pas trouver indifférent que l’homme pense ou ne pense pas, comprenne ou ne comprenne pas. Il n’y a donc jugement que lorsque je comprends le rapport de ressemblance entre Pierre et Paul, et expliquer simplement la juxtaposition des idées de Pierre et de Paul dans mon esprit ce n’est pas du tout expliquer le jugement.

Eh bien, ce que je viens de dire du jugement s’applique exactement au raisonnement qui n’en est qu’une complication. Il y a sans doute dans le raisonnement des matériaux, c’est-à-dire les sensations, les images, les souvenirs. Ces matériaux doivent même être présentés, être disposés d’une certaine manière pour que le raisonnement puisse s’effectuer la plus grande intelligence ne découvrira pas un théorème nouveau si l’association n’évoque pas d’abord les termes qui doivent être comparés. Personne, je crois, n’a exposé aussi bien que M. Binet ce mécanisme indispensable, personne n’a mieux indiqué le rôle des prémisses et la nature des associations qui rendront le raisonnement possible. Mais tout cela n’est pas l’essentiel du raisonnement, car un syllogisme n’existe pas s’il n’est pas compris. L’association des trois termes de la façon la plus ingénieuse n’amène dans l’esprit que les trois termes et rien de plus ; pour raisonner, il faut encore avoir dans la conscience la notion de certains rapports entre ces termes. Socrate, dites-vous, éveille l’idée d’homme parce qu’il ressemble à cette image ; l’idée d’homme fait penser à l’idée de la mort parce que ces deux termes sont coexistants. Mais il ne suffit pas, pour qu’il y ait syllogisme, que cette ressemblance et cette coexistence existent entre les termes, il faut