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ANALYSES.a. binet. Psychologie du raisonnement.

raisonnement qui reste inconscient. » Nous pouvons donc comparer la perception d’une orange à ce syllogisme banal : Tous les hommes sont mortels, Socrate est homme, donc il est mortel. Ces deux actes appartiennent à la connaissance indirecte et médiate, ils ont pour trait commun de supposer l’existence de certains états intellectuels antérieurs qui d’un côté complètent la vue de l’orange par l’image de la saveur, du poids, etc., de l’autre ajoutent à l’idée de Socrate celle de la mortalité. Dans les deux cas, la transition du fait connu au fait inconnu se fait au moyen de la ressemblance : « nous passons d’un fait connu, la mortalité des hommes, à un fait inconnu, la mort de Socrate, grâce à la relation de ressemblance que nous découvrons entre les deux faits et qui fait l’objet d’une proposition spéciale : Socrate est homme. De même dans la perception d’une orange, il faut que le morceau de couleur que je vois me rappelle par ressemblance les oranges identiques que j’ai goûtées. » Nous ne songeons pas en général à nous assurer de cette ressemblance par un acte volontaire de comparaison, mais il n’en est pas moins vrai qu’elle doit exister. Ainsi la perception n’est qu’un raisonnement moins conscient et l’illusion des sens est un sophisme.

On peut donc établir un parallèle plus complet entre la perception extérieure et le syllogisme et appliquer à celui-ci les résultats des études précédentes sur la première. La majeure d’un raisonnement exprime qu’il existe dans notre esprit une association entre deux groupes d’images, un groupe d’images qui représentent l’homme et un autre qui représente la mort ; ces deux images se produisent simultanément, c’est une association par contiguïté. La mineure est d’une autre nature, elle est un acte d’assimilation, de fusion entre l’image de certains attributs de Socrate et ceux de l’homme. Enfin la conclusion est l’association finale entre Socrate et les images de la mort. C’est exactement la suite des opérations déjà constatée dans la perception extérieure. « Le raisonnement est donc l’établissement d’une association entre deux états de conscience au moyen d’un état de conscience intermédiaire qui ressemble au premier état, qui est associé au second et qui en se fusionnant avec le premier l’associe au second. »

Ce résumé rapide ne peut rendre compte qu’imparfaitement d’un ouvrage intéressant surtout par les détails : réduite ainsi à ses termes essentiels, la théorie de M. Binet peut paraître sinon inexacte, du moins incomplète. L’auteur, il me semble, n’a étudié qu’une seule partie du raisonnement, il la décrit fort bien, mais, comme il arrive souvent, il a le tort de la prendre pour le tout. Ce n’est pas le lieu de reprendre cette discussion difficile, je voudrais seulement signaler le point à compléter.

La pensée humaine, surtout lorsqu’elle est élevée et complexe, renferme plusieurs sortes d’éléments, des matériaux d’abord, si l’on peut ainsi dire, les sensations et les images juxtaposées, et, en second lieu, l’intelligence de leur disposition, l’idée du rapport qui les unit. Dans un jugement par exemple, il y a évidemment les termes, homme, mortel, chien, mammifère, mais il y a plus que cela ; car, si ces termes se succè-