Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
186
revue philosophique

taposés dans l’espace peuvent constituer la matière à laquelle nous appliquons la forme du nombre. On pourrait, il est vrai, prétendre que nous avons des sensations multiples simultanées et que ces sensations pourraient nous fournir une matière nombrable. Mais d’abord cette simultanéité a été contestée ; ensuite et surtout elle est incompatible avec l’identité spécifique. Deux sensations spécifiquement identiques se confondent forcément dès qu’elles sont données ensemble, et il semble impossible de faire abstraction de leur différence qualitative sans, par cela même, détruire leur distinction.

Comment, maintenant, la représentation d’une pluralité d’objets étendus comporte-t-elle l’application d’un concept qu’on ne saurait appliquer directement à une pluralité d’événements successifs ? Cette question mérite que nous nous y arrêtions. En effet, à première vue, il semble que les raisons données contre la seconde application s’opposent également à la première. On peut, semble-t-il, mutatis mutandis, répéter des groupes d’objets ce que nous avons dit des séries de faits. Pas plus que les séries de sensations, les groupes de corps ne sont de purs nombres. Leurs parties, elles aussi, affectent nécessairement un certain ordre. Ce n’est plus, il est vrai, un ordre de succession, mais un ordre de position. Dans le temps il y a l’avant et l’après ; dans l’espace il y a la droite et la gauche, le haut et le bas, etc. Pour penser le nombre pur il faut éliminer ces déterminations. En quoi est-ce plus facile que d’éliminer celles de la succession ?

La réponse est bien simple. Les objets sont ordonnés dans l’espace comme les événements dans le temps ; les uns et les autres ont une place déterminée, mais les objets peuvent sortir de leur place et les événements ne le peuvent pas. Les corps quittent leur lieu sans perdre leur identité ; séparé de sa place dans le temps un événement n’est plus qu’une forme générique. Par suite, les deux cas ne sont plus du tout comparables. Le déplacement, la transposition, l’interversion sont, dans le temps, radicalement inconcevables. C’est seulement par métaphore que l’on en peut parler. Dans l’espace, ces opérations deviennent possibles. Une pluralité de corps m’est donnée dans un certain ordre, mais je puis facilement imaginer que cet ordre soit changé, quoique les corps et par suite le groupe qu’ils forment restent identiquement les mêmes. Les propriétés du groupe qui survivent à la permutation sont précisément les propriétés numériques.

Il est vrai qu’une fois formée l’idée de nombre s’applique aux événements comme aux objets et ce fait, à première vue, semble contredire nos conclusions. Mais un peu de réflexion fait voir que la contradiction n’est qu’apparente. Nous pouvons arbitrairement établir des associations entre les diverses parties d’un groupe et les divers