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d’ailleurs, d’une vaine subtilité. L’équivalence absolue des unités entre elles est un caractère essentiel du nombre, et c’est sur elle que se fondent toutes les démonstrations de l’arithmétique.

Or, les expériences de succession nous donnent bien l’idée de série, mais elles ne sauraient nous donner celle de nombre, au moins d’une manière directe. Sans doute il y a des suites binaires, ternaires, etc., correspondant aux nombres deux, trois, etc. Mais ces suites ne sont pas ces nombres. Dans les suites, les unités ont un certain ordre linéaire ; dans les nombres, elles n’en ont plus. N’ayant pas de noms spéciaux pour désigner les suites, nous leur appliquons les noms des nombres et dans la plupart des cas cette métonymie est sans danger. Mais elle doit être évitée à tout prix dans la question qui nous occupe. Il faut se garder d’arguer de la confusion des noms à l’identité des choses.

Dira-t-on que, d’après nos définitions mêmes, la série est une espèce dont le nombre est le genre et que de l’idée de l’espèce on peut tirer celle du genre en faisant abstraction de la différence spécifique ? Si, en particulier, dans la série, je néglige l’ordre des termes, ne reste-t-il pas leur nombre ? C’est là, croyons-nous, une illusion. Le concept de nombre est plus pauvre en apparence que le concept de série, mais en apparence seulement. Dans toute pluralité les termes doivent différer les uns des autres. Si je considère une série successive de termes et que, par une première fiction, je suppose ces termes tous semblables, ils ne différeront plus que par leur rang ; si, maintenant, je tiens ce rang pour non avenu, j’efface toute différence, je rends toute distinction impossible et les termes cessent d’être plusieurs. Ce qui crée l’apparence contraire c’est que nous savons qu’en fait des objets peuvent différer autrement que par la nature ou par le temps ; qu’ils peuvent aussi se distinguer par le lien. Mais, dans l’hypothèse où nous nous plaçons, nous n’en saurions absolument rien ; les qualités intrinsèques et l’ordre dans le temps seraient les seuls facteurs possibles de la diversité, et la diversité s’évanouirait si l’on faisait à la fois abstraction des unes et de l’autre.

Cette conclusion semble contredite par certaines expériences. Dans une série de sensations successives, il semble que nous puissions changer à notre gré l’ordre des termes sans détruire pour cela toute représentation. Or s’il en est ainsi, il devient possible de faire abstraction de cet ordre.

Examinons de près cette objection. Soit une certaine série de sons : tic, tac, toc. Je puis, semble-t-il, intervertir l’ordre des sons et former les séries tac, tic, toc ; toc, tac, tic, etc., composées des mêmes éléments différemment disposés. Le fait est incontestable, mais il importe de l’exprimer avec rigueur en des termes d’où