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NOEL.l’idée de nombre et ses conditions

C’est bien ainsi que l’entend Condillac, et pour lui la faculté de compter ne requiert pour apparaître que des expériences de successions. « Elle (la statue) a des idées de nombre. Puisqu’elle distingue les états par où elle passe, elle a quelque idée de nombre. Elle a celle de l’unité toutes les fois qu’elle éprouve une sensation ou qu’elle se souvient, elle a les idées de deux ou de trois toutes les fois que sa mémoire lui rappelle deux ou trois manières d’être distinctes, car elle prend alors connaissance d’elle-même comme étant une odeur ou comme en ayant été deux ou trois successivement. »

Cette opinion de Condillac est celle de presque tous les philosophes postérieurs. Il serait trop long de rapporter ici les formules dans lesquelles ils l’expriment et cela n’est pas indispensable, car aucun ne nous semble avoir prévu l’objection que nous y faisons. Pour nous, cette manière de voir repose sur la confusion de deux notions, très analogues sans doute et aussi voisines que possible, mais malgré tout essentiellement distinctes : la notion de nombre et celle de série.

Je suppose que j’entende deux sons consécutifs ; je suppose même que le second soit l’exacte répétition du premier, cela suffira-t-il pour me donner l’idée du nombre deux ? Non, croyons-nous, si l’on prend ce mot dans son sens exact, dans celui que lui donne l’arithmétique. J’ai, à proprement parler, perçu un premier son, puis un second ; j’ai perçu une suite ou série binaire et non un nombre. Sans doute, comme le veut Condillac, cette suite de sons n’est donnée que dans la mémoire, et, dans le souvenir, les deux sons en un certain sens deviennent simultanés, mais, simultanés ou non, ils gardent leur ordre. Le souvenir n’est après tout que l’audition reproduite, et l’ordre dans lequel les sensations sont apparues y est conservé avec elles. Dira-t-on que, cet ordre, l’imagination peut l’intervertir. Soit, mais ce sera pour y substituer l’ordre inverse. De toutes façons je me représenterai toujours un premier son et un second ; j’aurai l’idée d’une série et non d’un nombre. Nous avons, il est vrai, reconnu que pour penser un nombre il faut le compter, et que compter un nombre, c’est en définitive réunir une à une ses unités. Par cette opération les unités se trouvent en un certain sens disposées en série. Il y en a une première, une seconde, etc. Mais, si le nombre se forme par l’addition, dans le nombre une fois formé, les traces de sa formation sont effacées. Le nombre est conçu comme restant le même dans quelque ordre que ses unités intégrantes se soient rassemblées. Une fois réunies, elles sont toutes équivalentes. Non seulement elles sont identiques en nature, mais elles le sont aussi en fonction. Aucune n’a de rang particulier. Aucune n’est première ni dernière. Par là le nombre se distingue de la série. Il ne s’agit pas,