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le développement. Ce qui l’empêche de s’élever à cette science, c’est uniquement la faiblesse de sa mémoire. C’est en effet à la mémoire et non au sens que nous devons l’idée de nombre. « Elle (la statue) ne les doit (les idées de nombre) qu’à la mémoire. Elle ne peut pas distinguer deux odeurs qu’elle sent, à la fois. L’odorat par lui-même ne saurait donc lui donner que l’idée de l’unité et elle ne peut tenir les idées des nombres que de la mémoire. » S’il en est ainsi, elle ne pourra évidemment connaître d’autres nombres que ceux dont sa mémoire sera capable de lui représenter distinctement et à la fois les diverses unités. Condillac estime qu’elle s’arrêtera au nombre trois. « En disant un et un, j’ai l’idée de deux. En disant un, un et un, j’ai l’idée de trois. Mais si je n’avais pour exprimer dix, quinze, vingt, que la répétition de ce signe, je n’en pourrais jamais déterminer les idées, car je ne saurais m’assurer par la mémoire d’avoir répété un, autant de fois que chacun de ces nombres le demande. Il me paraît même que je ne saurais par ce moyen me faire l’idée de quatre et que j’ai besoin de quelque artifice pour être sûr de n’avoir répété ni trop ni trop peu le signe de l’unité. Je dirai, par exemple, un, un, puis, un, un. Mais cela seul prouve que la mémoire ne saisit pas distinctement quatre unités à la fois. Elle ne présente donc, au delà de trois, qu’une multitude infinie… C’est l’art des signes qui nous a appris à porter la lumière plus loin. »

En fait, cet art des signes a eu pour point de départ des intuitions spatiales, puisque c’est en comptant sur ses doigts que l’homme a appris à distinguer et à comparer les nombres. Mais il n’est pas évident que la numération n’aurait pu se constituer autrement. Dès qu’on accorde à un esprit dépourvu de ces intuitions le pouvoir de penser des nombres simples on ne peut lui refuser absolument celui d’en penser de compliqués. On peut croire aussi que Condillac s’exagère l’infirmité de la mémoire, et qu’avec l’habitude l’homme aurait pu élever ses conceptions au-dessus du niveau qu’il leur assigne. Mais là n’est pas la vraie question. Que l’homme, tel que nous le connaissons, ait eu besoin des intuitions spatiales pour construire l’arithmétique, cela ne préjuge rien sur les rapports intrinsèques des idées de nombre et d’espace. Si notre impuissance tient à la débilité de notre mémoire, d’autres êtres, mieux doués sous ce rapport, quoique privés des intuitions que nous avons, auraient peut-être réussi à s’en passer. Dès qu’un être peut compter jusqu’à trois il n’y a aucun empêchement absolu à ce qu’il pousse plus loin. Il possède la faculté de compter. Les développements ultérieurs que pourront prendre les opérations de cette faculté ne changeront rien à sa nature. Dès qu’elle existe elle existe tout entière.