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NOEL.l’idée de nombre et ses conditions

nous un certain nombre de choses. Mais cette connaissance, si vague qu’elle soit, est déjà un premier résultat de l’analyse. Si la foule d’objets qui se présente à nous ne nous apparaît pas comme un objet unique, c’est que nous avons déjà réussi à y distinguer des parties, et cela implique que notre attention s’est arrêtée sur quelques-unes de ces parties et les a pour un instant isolées du tout.

Mais lorsque l’on considère les plus petits nombres et spécialement le plus petit d’entre eux, la dyade, il semble qu’on embrasse immédiatement et par une simple inspection de l’esprit les unités composantes et la totalité qu’elles composent. C’est là une allusion d’ailleurs facilement explicable. La succession des moments est si rapide qu’elle nous échappe ; mais il y a succession, ici comme ailleurs, et il n’en saurait être autrement. Lorsque nous apercevons deux objets, ou l’un d’eux est aperçu d’abord et l’autre ensuite, et nous avons deux moments distincts, ou les deux objets apparaissent tous deux simultanément et sont englobés dans un acte unique d’aperception. Alors le groupe qu’ils forment est d’abord reconnu comme objet, comme existant ou donné avant d’être reconnu comme groupe, comme décomposable en deux parties, et l’acte par lequel nous reconnaissons une dyade comme telle comprend encore deux moments successifs. L’idée de temps n’est pas moins impliquée dans l’idée des petits nombres que dans celle des grands et elle constitue, à proprement parler, une condition fondamentale de notre conception du Nombre.

Ainsi l’intuition de la succession est impliquée dans le concept du nombre ; elle en est la condition nécessaire. Cette condition est-elle en même temps suffisante ? La succession contient-elle le nombre et l’esprit peut-il l’en faire sortir ? Un être ignorant de l’espace réduit à l’expérience d’événements internes successifs, de sensations par exemple, pourrait-il s’élever à la conception d’une pluralité numérique ? La pluralité existe déjà en lui, mais sous une forme déterminée et toute particulière. Saura-t-il la dégager de cette forme ? Ne lui manque-t-il rien pour y réussir ?

Presque tous les philosophes qui se sont posé la question l’ont résolue affirmativement. On sait, il est vrai, qu’en fait les premiers substituts des nombres ont été pour l’homme des objets matériels : les doigts par exemple, plus tard, des cailloux. Mais cela ne préjuge rien sur le fond des choses. L’homme a d’abord compté des corps ; s’il n’en eût pas connu, peut-être eût-il pu néanmoins en venir à compter des événements. Condillac croit la chose possible. Réduite au seul odorat, sa statue peut déjà former des idées de nombre. Il n’imagine pas sans doute qu’elle soit en cela tout à fait à notre niveau ; mais elle a les éléments dont toute l’arithmétique n’est que