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NOEL.l’idée de nombre et ses conditions

considération de leur forme générique commune. Il continue à les imaginer et à les traiter comme des individualités distinctes. Seulement il néglige leurs différences et opère comme si ces différences n’existaient pas. Tout ceci est exact, mais revient à dire simplement qu’aux unités hétérogènes nous substituons mentalement des unités homogènes, ou que la représentation d’une collection qui n’est pas un nombre nous suggère la représentation d’un nombre. En un mot, on nous offre comme explication le fait même qu’il faudrait expliquer.

L’idée d’une pluralité d’homogènes n’est pas un produit de l’abstraction. C’est plutôt une construction mentale d’ailleurs très simple et très facile à expliquer. Penser plusieurs objets identiques n’est pas en soi plus difficile que de penser plusieurs fois le même objet. Si les objets ne pouvaient être distingués que par des caractères intrinsèques, sans doute la première opération serait radicalement impossible, précisément parce qu’elle se confondrait avec la seconde. Mais il n’en est pas ainsi. En dehors des différences de nature, il y a les différences de temps et de lieu. C’en est assez pour différencier l’un de l’autre deux objets conçus d’ailleurs comme identiques. Rien ne s’oppose, par exemple, à ce que nous imaginions en des lieux distincts deux objets aussi pareils que possible. Que de tels objets existent ou non, peu importe. Il s’agit ici d’imaginer et non de croire.

On voit comment nous pouvons construire l’idée d’une pluralité d’indiscernables. Cette construction peut prendre la forme d’une rectification de représentations données. Peut-être même est-ce sous cette forme qu’elle se produit d’abord. Nous pouvons sans danger faire cette concession à l’opinion commune. Mais, même dans ce cas, cette opération ne doit pas être confondue avec l’abstraction. Tandis que l’abstraction se borne à retrancher, l’opération présente ajoute autant qu’elle retranche. Elle remplace les caractères discordants par des caractères concordants, implicitement sinon expressément. Cette opération, qui a pour effet et pour fin de simplifier le travail de la pensée, n’est pas sans analogue. La formation des idées géométriques a lieu de la même manière. L’esprit construit les lignes, les surfaces à peu près comme il construit les nombres. Toutes les idées des sciences mathématiques ont une origine à peu près semblable. Elles sont abstraites, sans doute, mais procèdent de l’imagination autant que de l’abstraction. La synthèse y a autant de part que l’analyse.

Le nombre se forme par la répétition de l’unité et chaque nombre particulier se définit par l’addition d’une unité nouvelle au nombre précédent. Deux est un plus un, trois est deux plus un et ainsi de suite. Sans doute, dans la pratique, l’idée des grands nombres