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JOLY.la sensibilité et le mouvement

nous endormir, nous acceptons volontiers le narcotique qui doit fermer nos sens ou notre esprit à la vue de notre malheur.

Enfin, si nous sentons intimement (comme dit avec justesse le vulgaire) que nul effort ne peut plus rien contre l’irréparable dont nous souffrons, nous perdons naturellement tout courage et nous suspendons tout mouvement. Dans les exemples de Mantegazza, qu’on vient de lire, il est question de la foule qui entoure le cadavre d’un suicidé. C’est bien là, je pense, du définitif et de l’irréparable. Que faire alors, sinon se taire et s’avouer, pour ainsi dire, vaincu par le sort ? On pourrait citer bien des cas analogues. Telle est la foule qui entoure les ruines d’un édifice pulvérisé par l’incendie, celle qui apprend la nouvelle d’un dernier, d’un décisif et complet désastre, et qui se dit : il n’y a plus rien à faire ! Je me souviens (qui n’a, hélas ! de tels souvenirs parmi nous) du silence profond qui, dans une réunion patriotique et bruyante pourtant jusqu’alors, accueillit la lecture de cette dépêche : « Notre armée a subi un grand revers. » C’était la nouvelle de Sedan. Nulle plainte, nulle parole, nul geste : tout le monde avait les yeux fixés à terre ou au mur ou perdus dans le vague de l’espace. Si, peu de temps après, l’on cria, l’on s’agita, l’on mit en mouvement tout ce qu’on avait d’idées et d’énergie, c’est qu’on se reprit à espérer. Ainsi est-on quand on voit passer, non le cadavre d’un suicidé, mais un blessé qui crie au secours d’une voix déchirante. Mais alors nous sortons des cas que nous venons de réserver : nous entrons dans ceux où la douleur cesse absolument de nous inviter ou de nous contraindre à l’immobilité.

En effet, tant que la douleur ne nous a pas découragés ou affaiblis, tant qu’elle n’a pas, par son intensité même, épuisé notre capacité de souffrir, nous résistons, nous luttons, nous nous irritons, nous essayons, par tous les moyens en notre pouvoir, de secouer la cause de la souffrance et d’éloigner de nous l’objet douloureux. Or, si l’on y regarde bien, c’est là la vraie essence de la douleur, puisque par l’épuisement elle cesse en même temps que la lutte. Nous l’avons définie plus haut un effort violent et difficile. Est-ce que cette définition, tout ne la justifie pas ? Quand nous redoutons l’asphyxie et que nous la sentons qui nous gagne, nous faisons des efforts réitérés pour parvenir à respirer. Nous faisons de même des efforts énergiques pour nous réchauffer tant que le froid ne nous a pas trop engourdis dans une somnolence voisine de la mort. Nous avons des crachements violents et même des efforts de vomissement pour rester une substance nauséabonde et dégoûtante. Nous souffrons, il est vrai, par suite de l’affaiblissement d’un organe ou de la suspension d’une fonction. Mais ce n’est pas cet organe-là qui est alors le siège