Prenons le contrepied de cette description et nous avons toute la gamme de la douleur. Nous souffrons quand l’engourdissement, la lourdeur, l’appauvrissement matériel de l’organe ou sa déformation mettent un obstacle au commencement même de la fonction. Nous souffrons quand nous faisons un effort violent et difficile pour surmonter cette gêne ou cette paresse, soit que notre activité refoule avec peine l’obstacle qui comprime l’organe où elle se meut, soit qu’elle travaille à contresens, sur des matériaux insuffisants ou rebelles, ou sans obtenir des autres organes le concours dont elle a besoin. Dans ces divers cas, nous sentons tout à la fois et l’excès de notre effort et l’affaiblissement des moyens dont il dispose ; car il est hors de doute que la douleur enveloppe en même temps une exagération dans le mouvement[1] et un commencement de désorganisation physiologique[2]. Nous souffrons enfin quand l’action étant accomplie tant bien que mal et la lutte terminée, nous avons conscience de ce qu’elles nous coûtent pour le présent et pour l’avenir.
Toute sensation suppose donc nécessairement une fonction, donc une action et des mouvements antécédents.
M. Fouillée, il est vrai, nous objectera que le fond de la vie psychologique doit être quelque chose d’absolu, c’est-à-dire un état subsistant par lui-même, indépendamment de tout rapport soit réalisé par le mouvement, soit conçu par l’intelligence. C’est là en effet une thèse soutenue par l’éminent philosophe, que l’absolu qui constitue le fond cherché de notre vie n’est autre que la sensibilité[3]. Il étaye son argumentation de cette idée que la sensibilité, quoi qu’en disent les psychologues anglais et M. Bouillier, n’implique nullement relation, comparaison, conscience ou représentation d’une différence. Nous croyons que cette théorie vaut la peine que nous l’examinions un instant, sous celui du moins de ses aspects qui nous intéresse ici.
M. Fouillée pense que pour sentir un état quelconque il n’est nullement besoin d’éprouver ni de constater aucune différence entre l’état actuel et un état antécédent. « Si par hypothèse, dit-il, un être, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, éprouvait une douleur continue, comme celle d’une pression ou d’un écrasement, une brûlure uniforme et monotone, une chaleur toujours la même, telle qu’une céphalalgie continue, à qui persuadera-t-on qu’il ne sentirait rien et que la brûlure reviendrait à la même chose qu’à une absence de sentiment ? »