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dans diverses publications et, sans exception aucune, sur la base de l’observation. J’ai examiné toutes les espèces de mots de notre langue et je me suis convaincu qu’il n’y a aucune exception à cette règle. J’ai voué une attention particulière aux notions dites « abstraites » auxquelles j’aurai l’occasion de revenir plus bas.

Supposons maintenant dans tout individu normal une disposition correspondante à notre appareil à langage, de manière que ses touches se trouvent au centre du langage. C’est le centre d’où les muscles de l’organe du langage reçoivent leurs impulsions, quand nous parlons réellement. Quand nous pensons en mots, nous envoyons à ces muscles des impulsions si faibles qu’à peine en branle elles nous donnent le sentiment qu’elles sont sur le point de se mettre en mouvement. De là vient que la pensée toute en mots a été désignée par plusieurs fins observateurs (en premier lieu par Platon) comme une parole intérieure.

Retournons à notre comparaison. Quand on télégraphie du dehors, il se trouve deux gardes sur les lieux, l’un écoutant, l’autre regardant, pour transmettre ce qu’ils ont entendu ou vu à l’appareil du langage. Ces deux gardes entretiennent en outre d’autres relations avec les habitants de la maison. Quand ils aperçoivent quelque chose du dehors, ils peuvent aussi réveiller directement un certain habitant sans avoir recours à l’appareil du langage. Mais des relations aussi suivies, aussi constantes et aussi multiples que dans le langage ne peuvent être obtenues qu’en recourant aux touches et aux mille combinaisons du toucher ; elles sont impossibles sans l’appareil langage.

D’un autre côté, les habitants de la maison ont à leur disposition des moyens de se mettre en rapport avec le dehors, sans recourir à l’appareil à langage. Il s’y trouve divers moyens de faire des signaux qui sont vus et entendus du dehors ; mais des relations suivies, comme celles qui ont lieu au moyen de l’appareil à langage, sont également impossibles sans lui. Maintenant si, à plusieurs reprises, il est arrivé que l’appareil à langage ait perdu la faculté de fonctionner, et qu’alors les fonctions que nous lui attribuons aient cessé, il n’y aura pas de contradiction qui puisse ébranler cette supposition. Les témoignages de milliers d’habitants qui diront qu’ils n’ont jamais vu l’appareil à langage, qu’ils n’ont aucune connaissance de son fonctionnement, n’auront aucun poids.