Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
DIETERICH. — d. f. strauss et l’idéalisme allemand

points obscurs et dans laquelle en particulier le sentiment religieux individuel, et non pas la pensée scientifique, forme le lien entre la conception mécanique de la nature et la conception téléologique de la vie. Probablement Strauss lui-même a le mieux senti ce défaut, mais celui-ci a ses causes dans l’état actuel de notre science et de notre éducation. L’idéal de sa vie, de ses travaux scientifiques et de son activité littéraire était de développer dans l’individu, harmoniquement et complètement, les sentiments de liberté, d’humanité et de moralité : c’est l’idéal qui constitue l’âme de la poésie classique de l’Allemagne, et dans lequel il faut chercher le motif dominant dans la spéculation allemande de nos jours, à laquelle l’essor de la poésie moderne a donné l’impulsion.

Cet idéal est le fil conducteur qui s’aperçoit à travers les développements philosophiques d’un Hegel et qui l’a animé dans l’entreprise hardie de la construction de son système grandiose. Nous savons ainsi ce qui liait Strauss à Hegel. Il ne lui était pas uni par des rapports superficiels, dictés par la mode du temps, comme il n’était pas enchaîné aux traditions de l’école par une dépendance servile. Une métaphysique contraire à cet idéal moral qu’il avait puisé dans l’étude de l’antiquité classique et des poètes allemands modernes, le dualisme et l’instabilité du monde, professés par la métaphysique de l’ancienne Église, semblaient à ses yeux une lourde entrave au développement de beaux sentiments humanitaires. Comme il n’existait plus de métaphysique idéaliste généralement admise quand le système de Hegel eut cessé de dominer, Strauss chercha à se passer de toute métaphysique. Lorsqu’il ne pouvait éviter de toucher à l’être et aux faits suprasensibles qui sont en dehors de notre expérience et inaccessibles à notre connaissance positive, il préférait adopter le langage de la métaphysique réaliste, qui doit son origine à la théorie mécanique de la nature. La conception mécanique du monde n’offrait certainement aucun point d’appui à l’éthique, mais elle ne rétrécissait pas non plus la morale, car elle se montrait indifférente à son égard. Une terminologie d’apparence matérialiste semblait moins dangereuse à Strauss que tout ce qui rappelle le langage de l’ancienne théologie. Qu’il ait raison ou tort à cet égard, en tout cas il a fourni la preuve que la manière dont l’idéalisme moderne conçoit la vie peut être adoptée et se soutenir, quelles que soient les théories de la métaphysique admise. En développant même pour ceux qui n’ont aucune métaphysique ou qui penchent vers le matérialisme les lignes fondamentales d’une éthique rigoureusement idéaliste, il a mieux mérité de l’idéalisme que la philosophie religieuse la plus profonde, obligée de donner à l’éthique une tournure pessimiste.