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DIETERICH. — d. f. strauss et l’idéalisme allemand

science le vif sentiment de sa raison et de sa bonté, quelle que soit notre interprétation scientifique de ce sentiment, et dussions-nous renoncer complètement à l’analyser par la pensée. Quiconque au contraire a en lui-même la représentation la plus nette, le concept le plus développé de la cause du monde, mais lui dénie la raison et la bonté, se trompe lui-même et trompe les autres quand il applique à cet être la dénomination de Dieu, par le motif que — abstraction faite de l’impossibilité où nous nous trouvons d’en faire l’objet d’une vénération religieuse — il est représenté et pensé exactement d’après l’image que nous en donne la doctrine reconnue de l’Église. Spinoza et Hegel étaient complètement dans leur droit quand ils nommaient leur infini Dieu ; cette appellation correspondait à leur sentiment religieux. Fichte même pouvait parler d’une divinité sans se rendre coupable d’une contre-vérité, quoiqu’il lui refusât ouvertement une conscience semblable à celle de l’homme ou une existence personnelle et que pour ce motif il fût accusé d’athéisme ; il croyait à un gouvernement divin, sage et juste du monde, qui, privé de conscience, procède absolument comme pourrait le faire un souverain conscient du monde. Si Strauss raye néanmoins de son vocabulaire le concept de Dieu et se fait ainsi un tort évident dans l’esprit de ceux qui tiennent aux usages reçus de la langue, il faut en chercher le motif non point dans le manque de solidité de son sentiment religieux, mais dans une honnêteté scientifique poussée à l’exagération. Il veut éviter l’apparence d’avoir conservé la représentation personnelle de Dieu, qu’il croit devoir regarder comme le produit de l’imagination anthropomorphique, — et nous voyons cette volonté se manifester par les mêmes motifs dans les premières années de sa carrière aussi bien qu’à la fin de sa vie. Qu’il soit psychologiquement possible d’éprouver sincèrement les sentiments religieux les plus intenses à l’égard d’une divinité que nous ne pouvons pas nous représenter comme consciente ou dont la conscience nous paraît au moins douteuse, jamais on ne pourra en convaincre entièrement ceux qui, par suite d’une longue habitude et d’après des lois psychologiques, ont peu à peu associé dans un tout inséparable le sentiment religieux à la représentation d’un dieu personnel ; et cependant le nombre de mystiques de tous les temps et des hommes très religieux, tels que Schleiermacher, nous fournissent la preuve de la possibilité de ce fait. Si Strauss, bien loin de se révolter, comme un Prométhée, contre l’ordre du monde, repousse avec assurance — nous voudrions dire avec foi — le moindre doute à l’égard de la raison directrice, s’il réclame, pour la divinité bienfaisante à laquelle il a donné un peu capricieusement le nom vague d’univers, la même adora-