Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/676

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
672
revue philosophique

Au milieu du chaos indéfini de la première phase, se dessinent peu à peu des différences vagues et obscures ; on commence à voir et à entendre ; mais ce qu’il y a de fort curieux, c’est que les sensations visuelles ou auditives semblent naître dans l’intérieur même du sujet qui les éprouve, sans qu’il ait la moindre idée de leur origine extérieure ; de plus, il n’y a aucun lien entre les différentes sensations perçues, ou plutôt éprouvées : chacune est sentie isolément ; il en résulte une confusion inexprimable, accompagnée d’une véritable stupéfaction de l’individu, qui n’a encore aucune notion de son individualité. À ce moment, les centres sensoriels sont redevenus sensibles, mais ils ne le sont évidemment qu’aux impressions qui proviennent directement de l’extérieur, chacun pour son propre compte et indépendamment des autres : l’action réflexe intercentrale, qui les met en communication les uns avec les autres, n’est pas encore rétablie et les différentes sensations ne se combinent pas entre elles pour constituer des perceptions ; il en résulte ce manque total de distinction du moi d’avec le non-moi, par conséquent de projection de l’origine des impressions en dehors du moi. On a des sensations stupides, si je puis m’exprimer ainsi, c’est-à-dire des sensations qui justement parce qu’elles restent isolées, ne peuvent pas être connues, mais seulement senties.

Vient ensuite la troisième phase, caractérisée par le rétablissement des réflexes intercentraux : le fonctionnement des centres sensoriels basilaires se fond en cet ensemble que l’on nomme le sensorium commune ; les différentes sensations commencent à influer les unes sur les autres et, partant, à se déterminer, à se définir, à se localiser réciproquement ; de leur commun accord résulte à ce moment l’apparition de la conscience de l’unité du moi ; mais cette conscience n’est, elle aussi, au premier moment, qu’un sentiment inintelligent, qui exprime seulement le fait de l’uni organique du sujet, sans qu’il y ait encore la moindre notion des rapports de celui-ci avec ce qui l’entoure. Dans cette phase du réveil, je sentais clairement que j’étais moi et que mes sensations visives et auditives provenaient d’objets qui ne faisaient point partie de moi, mais je ne les comprenais pas ; je me trouvais vis-à-vis de toutes mes sensations exactement dans la position des malades atteints de surdité ou de cécité verbale vis-à-vis du langage parlé ou écrit. Les centres corticaux, qui sont les premiers à souffrir et les derniers à se rétablir, n’avaient sans doute pas encore repris leur fonctionnement ; en effet, à un moment donné, dès que leur nutrition a repris son cours normal, l’esprit est traversé tout à coup par la pensée suivante : « Ah, c’est de nouveau un évanouissement ! » À partir de ce moment, l’intelligence est complètement rétablie, elle saisit les rapports complexes de la situation et reprend la direction qu’une insuffisance momentanée de la nutrition lui avait enlevée.

A. Herzen.