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ANALYSES.Les criminalités espagnole et sicilienne.

1883 ; en France, ils ont monté de 102 en 1826, à 194 en 1880. En Espagne, de 1862 à 1883, les attentats aux mœurs et les corruptions de mineurs ont décru de 127 à 52, les adultères de 37 à 13 ; en France, de 1826 à 1880 les attentats à la pudeur sur les enfants (sans parler des autres crimes ou délits contre les mœurs) ont passé de 136 à 791, et les adultères, de 53 à 431. Évidemment, l’Espagne est un pays bien plus arriéré que nous ; et, pour finir de le prouver, je dirai que la récidive y est stationnaire ou y affecte même un mouvement de décroissance. D’ailleurs, les récidivistes y représentent seulement quatre centièmes du nombre total des délinquants, tandis qu’en France ils en sont la moitié environ. Sérieusement, je persiste à croire que la proportion plus ou moins élevée de la récidive est un symptôme assez sûr de la civilisation plus ou moins avancée d’un peuple, et peut-être même de sa moralisation plus ou moins grande. La loi de ségrégation et le principe de la division des fonctions exigent absolument que le crime devienne de plus en plus une profession et tourne au monopole industriel, circonscrit et localisé, dans une société en progrès. Par malheur, il se localise et se monopolise aux foyers mêmes de la civilisation, dans les grandes villes. C’est ce que nous allons voir.

La distribution géographique de la criminalité espagnole par régions révèle un fait remarquable, qui a frappé M. Agius. Elle nous montre caractérisées par un égal degré et une semblable nature de moralité les divisions territoriales qui, réunies, recomposent chacun des anciens royaumes ou des anciennes grandes provinces longtemps régies par les mêmes institutions. Peut-on nier ici la prépondérance des causes d’ordre historique et social ? — Il est vrai que les provinces du Nord se distinguent par leur moindre délictuosité en général, notamment contre les personnes. Cette dernière prévaut au contraire dans les provinces du Sud où s’affaiblit la proportion relative des délits contre les propriétés. Mais j’ai dit ailleurs que ce constraste habituel entre le Nord et le Midi, spécial à notre temps, avait un sens éminemment sociologique, nullement thermique. Son explication par des influences de climat est moins acceptable que partout à propos de l’Espagne, où la différence de l’altitude contre-balance si souvent celle de la latitude. Disons à l’honneur de la civilisation moderne que l’amoindrissement de la criminalité, et de la criminalité la plus dangereuse, soit en Espagne, soit en Sicile, est son œuvre à elle seule. Sur les 30 provinces du nord de l’Espagne, il y en a 22, des plus éclairées, qui donnent une proportion des délits contre les personnes inférieure à la moyenne. La civilisation est donc un bien, malgré l’agacement que ses panégyristes monotones peuvent causer ; et si en France, en Allemagne et ailleurs, les chiffres semblent parfois témoigner contre elle, cela tient sans nul doute à l’influence pernicieuse des trop grandes villes qui viennent neutraliser en partie les excellents effets de la culture. En Espagne, les grands centres sont très clairsemés. On peut remarquer à ce sujet qu’il y a un rapport, mais un rapport double, entre le degré de densité d’une population et son degré de moralité.