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ANALYSES.p. mougeolle. Problèmes de l’histoire.

inventions antérieures qui ne l’étaient pas ou ne l’étaient pas toutes. Il se plaît à énumérer celles qui ont surgi presque à la fois dans l’esprit de deux ou même de trois penseurs indépendants : le Nouveau Monde découvert par Colomb et Cabot, le calcul infinitésimal imaginé par Newton et Leibniz, la sélection naturelle formulée par Darwin et Wallace, etc. Mais, si de tels hommes n’étaient pas nés, est-il certain que leurs idées de génie auraient lui à des cerveaux moindres ? La singularité accidentelle, s’il en fut, et précisément à cause de cela, remarquée et signalée, c’est le fait de ces coïncidences, d’ailleurs très rares. L’erreur du point de vue de M. Mougeolle éclate à des propos inventions artistiques et littéraires. Michel-Ange le gêne, c’est visible ; aussi le déprécie-t-il tant qu’il peut, au point d’en faire un simple « entrepreneur de travaux publics » ainsi que Phidias. Le respect humain l’a seul empêché d’ajouter que Victor Hugo était le directeur d’une usine de vers et de prose, le régisseur de la fabrique romantique. Combien Sainte-Beuve était plus près de la vérité quand il disait en sens contraire et excellemment : « Le génie est un roi qui crée son peuple. » Conçoit-on bien ce que serait la poésie contemporaine sans Victor Hugo ? Conçoit-on mieux ce qu’aurait été le peuple arabe sans Mahomet, le peuple hébreu sans Moïse, et peut-être même la civilisation gréco-romaine, notre Europe, sans Miltiade ? Vraiment, il est difficile d’exagérer l’importance du coup d’œil, de l’éclair de génie militaire sur un champ de bataille, et l’importance d’une bataille en histoire. On nous dit qu’il est urgent de démocratiser l’histoire pour la mettre à la mode. Mais cette prétendue « histoire démocratique » qui consiste à faire honneur aux masses prises en bloc des initiatives progressistes, est une vraie rétrogradation scientifique. Appliqué à la biologie, ce point de vue nous conduirait à admettre, avec Agassiz, que, dès l’origine, les chênes ont été des forêts, les moutons des troupeaux, les abeilles des essaims, les hommes des peuples. Le point de vue inverse est celui qui prévaut partout, regardé unanimement comme la plus heureuse des innovations. En science sociale aussi, il doit prévaloir ; et l’on aura alors, non pas une histoire aristocratique, mais une histoire vraie et positive, car ce qu’il y a de capital, ce n’est pas le grand homme, mais la grande idée qui peut souvent se loger dans un petit homme.

Je louerais volontiers M. Mougeolle de sa sévérité pour la théorie qui explique les faits sociaux par l’idée de race, s’il n’avait pour but de substituer à cette hypothèse une explication bien moins acceptable encore, celle des climats, ou, en un terme plus compréhensif, du milieu. Mais, s’il énonce souvent celle-ci, il ne la démontre guère. Parfois même, il la critique aussi. Par exemple, il avoue que le climat chaud ou froid a peu d’influence sur la voluptuosité des divers peuples, et que l’intensité de ce caractère tient au degré de leur civilisation. D’où il suit que, puisque la civilisation, d’après lui, va en progressant vers le nord, les régions polaires sont destinées à devenir la Cythère de l’avenir. Et,