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trouver les matériaux qui composeront l’idéal. En ce sens, la méthode expérimentale — au sens large du mot — doit s’appliquer strictement à la morale. Les documents divers sur l’homme en général et sur les hommes en particulier doivent servir à dégager les caractères essentiels qu’il importe de reconnaître et à montrer aussi les caractères secondaires qu’impliquent le premier et les conséquences des uns ou des autres. Les principes ou les commandements de la morale ne peuvent évidemment avoir une valeur quelconque que par rapport, soit à une expérience passée et réelle, soit à une expérience future et possible. Si la morale nous donne un précepte, cela implique la réalité constatée par l’expérience de toute une série de lois psychologiques ou sociales. L’ordre de ne pas mentir, par exemple, n’aurait aucune raison d’être, si les conditions psychologiques et les conséquences psychologiques et sociales du mensonge n’étaient pas reconnues comme généralement incompatibles avec les qualités essentielles qui peuvent donner la durée et l’harmonie aux individus et à la société.

Ainsi d’un côté, nous trouvons que l’expérience seule ne peut rien en morale ; de l’autre côté, nous devons reconnaître qu’on ne peut se passer d’elle et qu’elle seule indique la marche à suivre et les moyens à employer. Il n’y a là aucune contradiction. Les matériaux que l’homme met en œuvre pour construire son système de lois idéales qui forment la morale sont en effet donnés par l’expérience, ou induits d’après l’expérience, mais l’ordre que l’homme y met, la loi nouvelle elle-même n’est pas au moins de la même manière, donnée par l’expérience. Elle est un des modes d’action de l’esprit humain. Que ce soit l’expérience qui ait amené l’esprit humain à être ce qu’il est maintenant, c’est là une théorie qui peut se défendre, mais dont l’importance me paraît plus considérable au point de vue de la psychologie qu’au point de vue de la morale. C’est dans les propriétés de l’organisme, ou ce qui est la même chose, dans les facultés de l’âme que l’on trouve la base et le fondement de la loi morale ; c’est parce que l’homme est capable d’organiser les expériences, parce qu’il est un appareil de synthèse qu’il se fait un système idéal de conduite. Les conditions de notre existence nous imposent à un degré très variable la loi de moralité ; que ces conditions soient innées ou acquises, cela ne change pas beaucoup notre conception de la morale. À mon avis, elles sont probablement acquises, mais je pense, contrairement à la plupart des philosophes qui ont adopté cette opinion, qu’on ne peut dériver la moralité ni des expériences d’utilité, ni de la sympathie, ni des conditions sociales. La tendance au bien paraît, en un sens, inhérente à tout organisme, car un organisme ne peut se maintenir que par la coordination des organes, et par conséquent offre toujours à quelque degré la réalisation de la loi formelle du bien. On peut arriver ainsi à une doctrine qui, sans réconcilier l’empirisme et l’apriorisme, tient compte de ce qu’il y a de juste dans chacune de ces deux doctrines ainsi que dans celles qui tâchent de les concilier.

Fr. Paulhan.