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en somme des choses qui ne s’excluent peut-être pas complètement. L’expérience n’est pas une chose bien aisée à définir, surtout dans ses rapports avec les principes à priori. La science aussi peut prêter à équivoque. Si l’on prend le mot de science dans le sens qu’il a quand on parle des sciences naturelles, il est sûr que ce qu’on appelle en général la morale ne peut devenir aucunement une science. La collection et la classification de tous les actes des hommes sauvages et civilisés, de tous les systèmes de morale, de toutes les institutions ne nous diraient pas plus ce que c’est que de bien agir, que la collection et la classification de leurs idées ne nous diraient ce que c’est que de bien raisonner. Il faut élargir le sens du mot science et comprendre sous ce mot, non seulement les sciences du réel, mais aussi les sciences de l’idéal. Par le mot science nous entendrons alors un système de faits et de lois. La science du réel nous donne les lois des rapports des phénomènes de l’expérience, les sciences de l’idéal nous donnent les conditions générales de certains phénomènes que nous supposons exister. La physiologie est une science du réel en ce qu’elle nous révèle les lois de l’agencement des phénomènes biologiques, tels que l’expérience les constate, la thérapeutique, l’hygiène sont des sciences idéales en ce qu’elles supposent un idéal, l’homme en santé parfaite, et qu’elles recherchent les conditions nécessaires pour conserver ou conquérir cet idéal, et les lois que doivent présenter les phénomènes dans les divers cas de cette recherche ou dans le cas de ce maintien.

On voit que la morale sort forcément du domaine de l’expérience, et on ne comprend guère comment elle pourrait ne pas en sortir, sans se confondre avec la psychologie ou la sociologie. Les lois de la morale ne sont pas plus des lois qui sont l’expression abstraite de phénomènes réels que les lois inscrites dans les codes. Les lois des sciences réelles sont tirées des phénomènes qui préexistent sinon aux lois, du moins à la découverte des lois ; dans le domaine des sciences idéales, c’est bien souvent le contraire qui se passe, c’est la loi qu’on trouve d’abord, et les phénomènes réels peuvent ensuite s’y conformer ou ne pas s’y conformer.

Le moyen de vérifier une théorie sur la morale ne peut être par conséquent de la vérifier par l’expérience, comme l’on justifie une théorie sur la physique ou la psychologie. Ce n’est pas à dire pourtant que l’expérience ne joue aucun rôle, soit dans la construction, soit dans la vérification d’une doctrine morale. Son rôle est considérable, au contraire.

Chercher un idéal en effet, c’est chercher dans la classe d’objets dont celles on veut obtenir le modèle, la qualité ou les qualités essentielles, qui constituent la nature même de l’objet, dans ce qu’elle a de plus caractéristique, c’est ensuite chercher les moyens de donner à ces qualités leur maximum de force et d’harmonie, et déterminer de quelle manière doivent être groupées les qualités secondaires pour qu’il en soit ainsi. Quel que soit l’objet ou la personne que l’on examine, on voit que certaines qualités en lui sont secondaires et relativement peu importantes, ainsi certaines pendules ont des formes arrondies ou rec-