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REVUE GÉNÉRALE.paulhan Travaux sur la morale.

ment impuissante en morale. Peut-être tous ses arguments ne sont-ils pas irréfutables ; peut-être pourrait-on répondre, entre autres à celui que je viens de citer et qui concerne le caractère abstrait de la loi de l’évolution. Car il n’est pas absolument prouvé que l’on puisse donner autre chose qu’une loi morale très générale et très abstraite et que ce ne soit pas déjà un grand pas que de formuler une loi même très abstraite, si elle est en même temps très précise dans son abstraction, et si elle est d’ailleurs acceptable. De même, montrer que les fins individuelles et les fins sociales sont difficilement conciliables, ce n’est peut-être pas prouver à aucun point de vue que les fins sociales ne doivent pas être poursuivies aux dépens des fins individuelles, car une théorie peut proposer un idéal sans être capable de le faire réaliser, et si les hommes sont incapables de réaliser le bien et la fin morale, ce n’est pas sans doute cela qui empêchera le bien d’être le bien et la fin morale d’être une fin morale. Je sais bien qu’un prétendu axiome universellement accepté veut que le bien soit à la portée des facultés de l’homme, mais rien ne me prouve que cet axiome en soit bien un ; et d’ailleurs je n’insiste pas sur ce point que je ne puis développer ici.

IV

Les divers ouvrages que nous venons de passer en revue ont pour caractère commun que leurs auteurs repoussent tous également la morale de l’école expérimentale. Nous retrouvons des tendances analogues dans un assez grand nombre d’ouvrages récemment parus, par exemple dans un livre de M. Galasso intitulé Saggio di filosofia morale[1] et dans la Critique d’une morale sans obligation ni sanction, par M. H. Lauret[2]. On peut citer encore dans le même ordre d’idées l’ouvrage de M. Royce, Religious philosophy, que j’ai analysé dans un précédent numéro de la Revue, et celui de M. Beaussire dont il a été rendu compte dans le numéro de février dernier. Si nous nous rappelons les objections soulevées contre la morale de l’utilité et de l’évolution par M. Guyau et M. Fouillée qui ne sont pourtant pas des adversaires de l’évolutionnisme et de la philosophie expérimentale, il paraîtra clairement, à mon avis, que l’application à la morale des procédés de la science n’a pas encore été couronnée d’un succès bien vif, soit que les anciennes théories aient conservé plus de force sur le terrain de la morale, soit que l’entreprise de constituer une morale scientifique soit impossible, soit qu’elle ait été mal engagée.

Au reste, la question est difficile non seulement à résoudre, mais aussi à poser. Morale scientifique, morale fondée sur l’expérience, morale reposant sur des principes à priori, ces expressions désignent

  1. L. Galasso, Saggio di filosofia morale. Parte I, Del Bene, 1 vol.  in-12. Napoli, 1885.
  2. H. Lauret, Critique d’une morale sans obligation ni sanction (Réponse à M. Guyau). Neufchâteau, 1885.