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Il suit de là cette remarque importante que l’activité la plus originale de l’esprit consiste dans l’invention du langage et que là où il n’y a point de langage il n’y a point de pensée. Mais est-ce à dire pour cela que le langage doive être nécessairement verbal ? En aucune façon, et les sourds-muets sont parfaitement capables de penser. Par langage, en effet, il faut entendre une distinction intérieure que saisit la conscience entre ses états. Dès que nous séparons et distinguons ainsi nos états les uns des autres, quelle que soit la façon dont nous opérons cette distinction, nous proférons une parole intérieure.

C’est cette parole intérieure qui est absolument indispensable à l’existence de la pensée. Étudions le mécanisme logique de cette parole intérieure. Pour penser, il faut donc poser, distinguer et comparer les uns aux autres nos divers états. Ce sont les règles constantes et nécessaires de ces diverses opérations qui constituent les lois ou formes de la pensée. Il semble donc qu’il y ait des cadres tout faits qui imposent leurs formes à la pensée. M. Lotze n’adopte pas cette théorie célèbre de Kant. Il croit au contraire, avec Leibnitz, que ce sont les relations mêmes des impressions qui, s’imposant à notre conscience, engendrent les formes. L’action de la pensée n’est pas constructive ni créatrice, cette action consiste simplement à interpréter les relations qui existent entre nos impressions passives : cette action n’est que réaction.

La première loi qui résulte de l’acte même de penser est la loi de position ou d’objectivation. Poser une idée, c’est l’objectiver. Nous n’avons point d’idée que nous ne posions son contenu ; or, considérer d’une façon quelconque le contenu d’une idée, c’est la considérer comme objet. Mais, par le fait même que nous posons affirmativement le contenu d’une idée, nous excluons de ce contenu toutes les autres idées. La négation est donc la compagne inséparable de l’affirmation. Toute pensée est constituée par une affirmation qui est en même temps une négation. Ainsi, par le fait même qu’on pose une idée, on la distingue des autres ; mais le fait primitif est toujours l’impression positive ; c’est l’affirmation qui rend logiquement possible la distinction.

Ce n’est pas tout. Non seulement nous distinguons les idées les unes des autres, mais encore nous remarquons qu’une idée est distinguée d’une autre idée de plusieurs façons diverses ; b, par exemple, se distingue de c autrement qu’il ne se distingue de a. Nous sommes donc amenés à distinguer non seulement les idées mais les distinctions elles-mêmes, c’est ce qui s’appelle comparer. Toute idée nous paraît ainsi enveloppée comme d’un réseau de rela-