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BERTRAND. — le corps et l’esprit

il il pour cela reconnaître des superstitions légitimes comme le bon Th. Reid admettait des préjugés légitimes ? On conçoit l’embarras du médecin et du philosophe : pudeur et fausse honte chez le médecin qui rougirait d’employer des moyens qui lui paraissent charlatanesques ; scrupules chez le philosophe qui redoute d’encourager les superstitions et d’en empoisonner l’esprit dans l’intérêt du corps. Si le médecin laisse voir son scepticisme, il affaiblit sa puissance sur les ignorants ; s’il croit à l’efficacité réelle des moyens employés, il risque d’affaiblir son autorité scientifique auprès des savants. Que faire ? employer scientifiquement des remèdes qui ne passent point pour scientifiques. Un jour, raconte Diderot, des Espagnols abordèrent dans le Nouveau Monde des indigènes grossiers qui ne connaissaient pas l’usage du feu et leur dirent qu’ils allaient en allumer. — Vous connaissez donc ce que c’est que le bois ? — Non. — Du moins vous connaissez la nature du feu et la manière dont il prend au bois ? — Nullement. — Et puisque vous éteignez le feu avec de l’eau, certainement vous connaissez la nature de l’eau et vous savez comment elle éteint le feu ? — Pas davantage. — Les indigènes éclatèrent de rire et tournèrent le dos aux Espagnols qui avec du bois qu’ils ne connaissaient pas allumèrent du feu qu’ils ne connaissaient pas et firent bouillir de l’eau qu’ils ne connaissaient pas davantage. Ii vaut mieux imiter les Espagnols que ces indigènes ignorants et, au fond, suffisants. Aussi, ne pouvant rapporter ici les curieux et innombrables faits cités par M. Hack Tucke, nous raisonnerons ainsi : peut-être la philosophie est-elle heureusement occupée à combler l’abîme autrefois creusé par elle entre l’âme et le corps ; peut-être l’animisme en physiologie et le monisme en cosmologie (pour ne pas employer le vieux mot de panthéisme) sont-ils en ce moment la pensée de derrière la tête de beaucoup de bons esprits ; dès lors, la dualité supprimée, vous agissez sur le même être en agissant sur le physique et sur le moral, envers et endroit d’une même étoffe ; la médecine et la philosophie ne sont plus simplement unies, elles sont confondues ; et, comme, selon le vieil Aristote, savoir c’est agir, vous reconnaîtrez que vous avez une notion exacte de l’esprit en forçant, pour ainsi dire, ses lois intimes à se manifester dans le corps par des phénomènes accessibles aux sens et mesurables. Peu à peu, par les effets, vous déterminerez numériquement la puissance de la cause, et la psychophysique vous fournira un moyen d’appliquer le calcul aux influences psychiques et de doser avec une approximation croissante les forces mentales que vous mettrez en jeu. Il est très vrai que ces forces combinées avec les forces nerveuses sont innombrables, mais le chaos d’aujourd’hui sera peut-être le cosmos de demain ; songez à ce