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BERTRAND. — le corps et l’esprit

c’est la peinture que Saint-Simon fait de lui-même au moment du triomphe, dans sa rage bilieuse et sa colère inexpiable. « Je craignais le feu et le brillant significatif de mes regards… J’assénai néanmoins une prunelle étincelante sur le premier président… Une douleur amère et qu’on voyait pleine de dépit obscurcissait son visage. La honte et la confusion s’y peignaient… Moi cependant je me mourais de joie. J’en étais à craindre la défaillance ; mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux… Le premier président perdit toute contenance ; son visage, si suffisant et si audacieux, fut saisi d’un mouvement convulsif ; l’excès seul de sa rage le préserva de l’évanouissement… Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance… Pendant l’enregistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m’en dédommager sur le premier président ; je l’accablai donc à cent reprises, dans la séance, de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moelles ; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux il fixa le sien sur moi et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage et je me délectais à le lui faire sentir. » Quel drame psycho-physiologique ! Obligé d’omettre tout ce qui concerne la physionomie[1], forcé de négliger les excellentes citations que M. Hack Tucke aime à emprunter à Shakespeare, le maître des maîtres en fait de physionomie, nous n’avons pu résister au désir de lui prouver que nous avions dans Saint-Simon l’égal de Shakespeare lui-même.

Il faut bien cependant dire un mot des liseurs de pensée qui ont élevé à la hauteur d’un art l’intuition physionomique. Il semble qu’ils voient l’esprit face à face. Au fond ils sont vis-à-vis d’un de leurs semblables comme le grand peintre de portrait devant le modèle ou le grand historien devant les textes : ils reconstruisent ou ressuscitent un état d’esprit, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, ils revivent un fragment de la vie du personnage qu’ils veulent pénétrer. C’est un prodigieux travail d’assimilation et d’identification. Le liseur de pensées est un Campanella modelant l’intérieur et l’extérieur de son corps sur celui des juges de l’inquisition pour pénétrer leurs secrets sentiments. Il réalise l’antique définition de l’intelligence,

  1. V. notre article : Deux lois psycho-physiologiques (Revue philosophique, t.  XVII, p. 241).