Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
600
revue philosophique

les auditeurs comprennent et sont attentifs : l’esprit, comme l’œil, est pénétrant et perspicace, et, comme le palais goûte les mets, il goûte les idées ; l’esprit a ses nausées et ses dégoûts inexplicables comme les nausées et les dégoûts du corps : vous ne me persuaderez pas quand vous m’aurez persuadé, dit un personnage de comédie, et c’est l’expression d’une profonde vérité, car il est des intelligences qui n’ont pas moins de répulsion pour certaines idées et certains arguments que tel estomac pour tel mets qui semble exquis à d’autres. C’est Shakespeare et Dickens que M. Hack Tucke cite de préférence sur la physionomie : ces citations sont souvent intraduisibles et comme nous avons en France un peintre incomparable des mouvements d’expression, Saint-Simon, qu’on nous permette de lui faire quelques emprunts. Il nous suffira de relire l’inimitable description du lit de justice où les ducs et pairs reconquièrent leurs privilèges. Le duc du Maine « observe avec des yeux tirant au fixe, un visage agité, parlant tout seul et presque toujours. » Voici Effiat, « vif, piqué, outré, prêt à bondir, le sourcil froncé à tout le monde, l’œil hagard qu’il passait avec précipitation et par élans de tous côtés. » Saint-Simon assène ses regards sur tout et sur tous, met sur son visage une couche de gravité et de modestie, gouverne ses yeux avec lenteur et ne regarde qu’horizontalement pour le plus haut. Quelle peinture que celle-ci et quelle étonnante psychologie ! « Contenu de la sorte, attentif à dévorer l’air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d’une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d’angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d’une volupté que je n’ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l’esprit, et qu’il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent ! » Quel historien ou quel romancier a jamais trouvé des traits de cette force ? À mesure que le garde des sceaux lit les édits à enregistrer, observez la contenance des victimes, si vous voulez voir à nu l’influence de l’esprit sur le corps et sur les muscles. Il faudrait tout citer et nous sommes forcé de choisir. « À ce discours, le maréchal de Villeroy fit presque le plongeon ; … Villars, Besons, Effiat ployèrent les épaules comme gens qui ont reçu les derniers coups ; … Estrées revint à soi le premier, se secoua, s’ébroua, regarda la compagnie comme un homme qui revient de l’autre monde. » Avez-vous observé dans les groupes de Barye l’expression des muscles et des organes d’un lion déchirant sa proie ? Voici qui dépasse l’art le plus consommé :