Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
597
BERTRAND. — le corps et l’esprit

cine assistant pour la première fois à une opération chirurgicale et qui porta vivement la main à son oreille en voyant enlever une tumeur de l’oreille. L’association des idées produit des effets tout semblables : Gratiolet ne pouvait voir une personne porter des lunettes sans éprouver au nez la sensation désagréable qu’il éprouvait vingt ans auparavant quand il avait été obligé de porter des lunettes à la suite d’une maladie des yeux.

Tout ce que nous venons de dire des sensations générales de plaisir ou de douleur nous pourrions le répéter des sensations spéciales : il se produit à chaque instant dans nos organes des hallucinations commençantes que notre volonté parvient à enrayer ou bien qui succombent d’elles-mêmes dans cette espèce de lutte pour la vie qui s’établit entre les images comme elle règne entre les êtres. Hunter allait jusqu’à dire : « L’idée d’une sensation peut être regardée comme la sensation elle-même. » C’est aller beaucoup trop loin : au moins faudrait-il ajouter que l’idée n’est souvent que la sensation indéfiniment affaiblie et qu’à la limite son caractère sensationnel est impossible à constater. Un officier ministériel s’évanouit à l’odeur d’un cadavre dans une exhumation : le cercueil était vide. Sainte Thérèse écrit : « Je connais des personnes dont l’esprit est si faible qu’elles s’imaginent voir tout ce qu’elles pensent, et cet état est bien dangereux. » Newton pouvait évoquer une image éblouissante du soleil dans son œil gauche, bien qu’il ne l’eût regardé dans un miroir qu’avec l’œil droit. Lors de l’incendie du Palais de Cristal on vit distinctement un chimpanzé se tordre de douleur au milieu des flammes et s’attacher désespérément à la charpente embrasée : vérification faite, le chimpanzé s’était évadé avant l’incendie et c’était un lambeau d’étoffe qui causait ce débordement de sensibilité. Une dame voit une fontaine nouvellement érigée et lit même sur le fronton cette inscription : Si vous avez soif, venez à moi, et buvez. Fontaine et inscription n’étaient qu’une création de la soif et de l’imagination, et comme voir c’est croire, cette dame fut obligée de s’assurer par elle-même du mensonge de ses yeux et de toucher de ses mains les quelques pierres éparses qui avaient servi de matériaux à son imagination. Il paraît que Ch. Dickens entendait distinctement chaque mot prononcé par les personnages qu’il mettait en scène. En racontant l’empoisonnement de Mme Bovary, Flaubert croyait, dit-il, sentir sur sa langue la saveur âcre de l’arsenic. Il arrive que le dormeur ne s’éveille pas au plus grand bruit et tressaille soudain quand un mot qui l’intéresse particulièrement frappe son intention : quinte, quatorze et le point, tel fut le mot magique qui réveilla un joueur d’un sommeil presque léthargique ; signal était le seul mot qui pût rap-