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BERTRAND. — le corps et l’esprit

noms barbares, mais expressifs d’esthésie, d’hyperesthésie, d’anesthésie, de paresthésie et de dysesthésie. La pensée et les émotions peuvent en effet faire naître et produire de toutes pièces des phénomènes de sensibilité même dans des régions ordinairement insensibles ; elles déterminent souvent une exaltation anormale et maladive des états sensibles et quelquefois les mitigent, les dépriment, les atténuent et font descendre l’organisme ou telle partie de l’organisme au zéro du thermomètre sensible. Il arrive aussi que sous leur influence la sensibilité soit altérée, pervertie, dévoyée, ou bien que des sensations d’ordinaire indifférentes ou même douloureuses, par une sorte de transposition qui change le caractère du thème sensible, deviennent subitement agréables. Étudions ces différents cas. Dans le choix d’exemples fait par l’auteur choisissons nous-mêmes les plus caractéristiques, un ou deux par série, puisque l’espace nous manque pour citer tous ceux qui offriraient de l’intérêt par leurs circonstances ou par leur nouveauté. L’esprit produit l’esthésie dans le cas cité par John Hunter : « Je suis certain, dit-il, de pouvoir fixer l’attention sur une partie quelconque de mon corps jusqu’à ce que j’y éprouve une sensation ». Dites à vingt personnes de fixer leur attention sur leur petit doigt : quelques-unes n’éprouveront rien ; la plupart, au bout de cinq à dix minutes, sentiront des picotements, des pesanteurs, des fourmillements. « Je ne puis, dit Herbert Spencer, penser que je vois frotter une ardoise avec une éponge sèche, sans éprouver le même frémissement que me produirait le fait lui-même. » On pourrait appliquer ici la loi de Mueller d’après laquelle une excitation physique peut, en vertu de la spécificité des nerfs sensoriels, ou des centres cérébraux, produire cinq sensations distinctes : des lueurs dans les yeux, des bourdonnements dans les oreilles, des picotements dans les narines et sur la langue, etc. Aux excitants mécaniques (un choc), chimiques (un poison) et physiques (une décharge électrique), il faut ajouter les excitants psychiques : l’idée ou l’émotion peuvent aussi déterminer les cinq sensations, et produire, en conséquence, les cinq espèces d’hallucinations. Il n’est pas besoin d’insister longuement sur l’hyperesthésie. Qui ne sait, en effet, que l’attente d’un coup que l’on va recevoir augmente la douleur au point que cette attente peut être, à elle seule, plus intolérable que la douleur même ? Qui ne sait que les maladies imaginaires deviennent à la longue des maladies réelles ? c’est ici que l’idée est vraiment la mère du fait et transforme en douloureuses réalités des craintes chimériques. L’hypocondriaque s’examine à la loupe et a le plaisir de découvrir dans son corps une douzaine de maladies mortelles et dans son esprit des milliers de bonnes raisons