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LE CORPS ET L’ESPRIT


I

À l’Hôtel-Dieu de Lyon, on peut observer en ce moment un cas intéressant de surdité verbale. Le jeune homme qui en est atteint n’a rien perdu de son intelligence ; il n’est pas aphasique et s’exprime aisément et nettement ; il n’est pas sourd et se vante même « d’entendre tomber un sou à vingt-cinq pas ; » il discerne les timbres et reconnaît si vous frappez sur du bois ou sur du métal. Bref, il comprend les ordres donnés par écrit, y répond par écrit ou oralement, mais il ne comprend absolument rien au langage parlé ; ce n’est pour lui qu’un bruit confus, qu’une sorte de bourdonnement, et quand j’eus essayé de me faire entendre en parlant très haut et en articulant le plus nettement possible, je ne pus en obtenir que ces quatre mots qu’il écrivit sur une grande feuille blanche et répéta plusieurs fois par forme de confirmation : Monsieur, je vous entends souffler.

Je n’ai pas l’intention de discuter ce phénomène assez rare, paraît-il, dans les annales de la médecine : je ne le cite que comme le symbole frappant de toute une classe d’esprits de notre temps, du moins en province, car Paris a sans doute été préservé du fléau. Les faits d’hypnotisme et de suggestion que les médecins et les philosophes ont, dans ces derniers temps, jetés en si grand nombre dans la circulation, les ont frappés au dernier point. Qu’un magnétiseur étale ses affiches et promette dans la quatrième page des journaux les fascinations les plus surprenantes, les gens dont je parle accourent en foule. On trouve parmi eux plus de sujets qu’il en faut pour toute une saison de soirées hypnotiques. La curiosité publique est donc surexcitée : curiosité scientifique, direz-vous, et de bon augure pour notre jeune science, la psycho-physiologie. Pas du tout : curiosité anti-scientifique ; c’est le mystère qui les attire ; d’autres se dirigent vers la lumière, ils courent, eux, aux assembleurs de nuages ; ils veulent que l’on fasse la nuit même en plein jour, comme aux matinées théâtrales. Et n’essayez pas d’expliquer quelques-uns des phénomènes qu’ils regardent ahuris et ébahis ; c’est un vol que vous leur faites ; ils se fâchent tout rouge et ramènent d’une main crispée