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CH. RICHET. — origines et modalités de la mémoire

VI

La mémoire d’évocation est plus complexe et plus difficile à étudier que la mémoire de fixation. C’est, d’ailleurs, en général à la mémoire d’évocation que se rapporte le mot mémoire des psychologues quand ils l’emploient sans épithète.

Reprenons l’exemple d’une excitation électrique forte. La sensation produite, par suite de son intensité, va persister pendant une minute, pendant deux ou trois minutes, ou peut-être même pendant une demi-heure dans le champ visuel de la conscience. Autrement dit, je penserai à cette excitation électrique, sans pouvoir cesser d’y penser, sans faire aucun effort pour m’en souvenir. Ce ne sera même pas un souvenir, mais une réalité ; ce sera le présent, non le passé.

Le temps présent n’est donc pas, au point de vue psychologique, ce qu’il est au point de vue logique, une limite schématique entre ce qui a été et ce qui sera. Le présent a une certaine durée, durée variable, parfois assez longue, qui comprend tout le temps que dure le retentissement d’une sensation. Par exemple, pour cette secousse électrique, si l’ébranlement qu’elle a provoqué dans nos nerfs dure dix minutes, c’est un présent de dix minutes. Au contraire, une sensation plus faible aura un présent plus court. Mais, en tout cas, pour qu’il y ait sensation consciente, il faut un présent d’une certaine durée, de quelques secondes au moins.

Et ce que nous dirons des émotions physiques s’applique avec plus de force encore aux émotions morales puissantes. Qui de nous, hélas ! n’a éprouvé une amère et profonde douleur, cet immense déchirement que cause la mort d’un être que nous chérissions ! Eh bien pour ces grandes douleurs, le présent ne dure ni une minute, ni une heure, ni un jour, mais des semaines et des mois. Le souvenir de ce moment cruel ne s’efface pas de la conscience ; il ne disparaît pas ; il reste vivant, présent, coïncidant avec la multitude d’autres sensations qui se juxtaposent dans la conscience aux côtés de cette émotion persistante, et qui reste toujours au présent. Il faut un temps très long pour qu’on parvienne à l’oublier, à la faire rentrer dans le passé. Hæret lateri letalis arundo. Longtemps, très longtemps, l’idée reste au présent, et ce n’est qu’à la longue qu’on peut enfin la considérer comme appartenant au passé.

Ainsi la limite entre le présent et le passé est, comme toutes les limites, absolument insaisissable. En effet, la sensation, d’abord forte, va en décroissant, graduellement, lentement, jusqu’à disparaître enfin, sans qu’on puisse saisir le moment où elle a disparu.