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science. Toutes les fables de La Fontaine sont, je suppose, gravées mot pour mot dans mon souvenir ; mais, si je veux en dire un seul vers, cela m’est impossible, car ma mémoire d’évocation est impuissante. Eh bien ! je serai, en réalité, tout autant dépourvu de mémoire que l’individu qui n’a pas pu retenir un seul vers de La Fontaine.

Mais il est assez peu admissible que la mémoire d’évocation s’applique spécialement aux souvenirs anciens et ne s’adresse pas aux phénomènes récents. Si un vieillard ne peut plus évoquer les souvenirs récents, il est vraisemblable, quoique non démontrable, que c’est parce que cette image récente a fait une trace faible dans son esprit. Sa mémoire d’évocation est intacte pour les vieux souvenirs ; il y a lieu de penser qu’elle est également intacte pour les souvenirs récents, et que, s’il ne peut les évoquer, c’est parce qu’ils n’ont pas pu être fixés dans son souvenir.

Ce n’est que par une analyse pénétrante, tout à fait spéciale à tel ou tel cas, qu’on arrivera à analyser et à comparer l’intégrité de ces deux mémoires différentes. Retenir et retrouver, ce ne sont pas les deux mêmes phénomènes, et je m’imagine que les médecins, en reprenant à ce point de vue l’histoire des troubles de la mémoire, pourraient faire d’ingénieuses observations.

Il faudra alors chercher un critérium qui permettra de dire :

A. Telle idée ne s’est pas fixée dans l’esprit ;

B. Telle idée s’est fixée dans l’esprit, et ne peut plus être retrouvée ;

C. Telle idée s’est fixée dans l’esprit et peut être retrouvée.

Le groupe C d’idées fixées et retrouvables est facile à constituer ; mais il n’en est pas de même pour les deux autres. Entre une image fixée, non retrouvable (B), et une image non fixée (A), comment établir une distinction ? Ce n’est que par inductions et par analogies qu’on pourra procéder.

Certes il serait utile d’insister sur bien des détails intéressants ; mais ce n’est pas ici notre objet, puisque nous avons seulement voulu montrer le lien qui unit la mémoire de fixation aux autres fonctions de l’intelligence.

Si notre but était de faire une monographie de la mémoire, il faudrait aussi décrire les différentes mémoires ; car il n’y a pas une seule mémoire, il y en a un grand nombre : mémoire des signés, mémoire des mots, mémoire des lieux, mémoire des images, mémoire des sons, mémoire des couleurs, mémoire des actes, mémoire des émotions, etc. Mais ce serait entrer dans le domaine de la psychologie descriptive.