Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
581
CH. RICHET. — origines et modalités de la mémoire

chez Paul, mais seulement que Pierre ne peut pas, aussi facilement que Paul, relier les unes aux autres les images et les sons qu’il a étudiés. On pourrait donc dire que la différence entre Pierre et Paul est une différence dans leur mémoire d’évocation, non dans leur mémoire de fixation.

Mais ce sont là, pensons-nous, des subtilités, au fond peu importantes. Il est vraisemblable que la mémoire de fixation varie beaucoup selon les individus. — Sinon ce serait la seule fonction psychique qui fût sans variation. — Et comme d’un autre côté la mémoire d’évocation varie aussi, la combinaison de ces deux mémoires très variables conduit aux différences énormes de mémoire qu’on constate chaque jour entre les divers individus.

Ainsi que l’a montré M. Ribot en étudiant les maladies de la mémoire, les offenses pathologiques de la mémoire se font suivant un ordre chronologique en quelque sorte. Chez les vieillards les idées récentes se fixent à peine, tandis que les idées anciennes, fixées pendant l’enfance, ont conservé toute leur force. Tel vieillard ne saura pas dire le titre du livre qu’il a lu il y a cinq minutes, alors qu’il récitera des passages de l’Enéide, qu’il a appris au collège, il y a soixante ans. Il semble donc que, chez les vieillards, dont la mémoire se pervertit, la mémoire de fixation soit lésée plus que la mémoire d’évocation.

De même encore, quand un traumatisme ou une affection organique agissent sur la mémoire, c’est la mémoire de fixation qui est altérée, plus que la mémoire d’évocation[1].

Ces faits pathologiques prouvent — si la preuve était nécessaire à faire — à quel point les phénomènes de mémoire sont liés à l’état physiologique des centres nerveux. Toute variation dans la température, dans la circulation, dans les qualités nutritives du sang modifient la mémoire. La mémoire est donc un phénomène physiologique, puisqu’elle est sous l’étroite dépendance des fonctions physiologiques.

Ce qui rend très difficile toute conclusion formelle sur l’état des deux formes de la mémoire, c’est que nous ne pouvons juger de la mémoire de fixation que par la mémoire d’évocation. Supposons un individu ayant une mémoire de fixation incomparable, mais qui sera incapable d’évoquer à volonté aucun de ses souvenirs, nous ne saurions juger de la richesse de sa mémoire de fixation ; et peut-être dirons-nous — et assez légitimement — qu’il n’a pas d’idées fixées dans sa mémoire, puisqu’il ne peut en faire revenir aucune dans sa con-

  1. L’étude détaillée de ces faits curieux nous entraînerait hors de notre sujet.