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Ainsi se trouvent reliés l’un à l’autre les phénomènes de durée, d’intensité et de fixation. Une impression n’est intense que si elle est durable ; et elle n’est durable que si elle est arrêtée par l’attention. Donc, sans attention, pas de mémoire, et les poisons qui abolissent l’attention sont aussi ceux qui abolissent la mémoire.

Nous rencontrons ici une difficulté véritable qu’il ne faut pas chercher à éluder. Si réellement toutes les sensations, toutes les images perçues se fixent dans la mémoire, il sera inutile d’admettre la nécessité de la durée et de l’attention. Par cela même qu’elle a ébranlé nos sens, toute excitation, avons-nous dit, s’établit dans le souvenir. Alors à quoi bon cette intensité, cette durée, cet effort d’attention ?

L’objection n’est que spécieuse : car, si toutes les images se fixent, assurément elles ne se fixent pas toutes avec une intensité égale. Il y a des images extrêmement confuses et des images extrêmement nettes. Pour reprendre la comparaison des plaques photographiques très sensibles, une de ces plaques sera quelque peu impressionnée par une exposition à la lumière qui ne dure qu’un millième de seconde ; mais l’image sera confuse, pâle, indistincte. Au contraire, l’image sera tout à fait nette, si la lumière a frappé la plaque pendant une seconde, et très noire, si ç’a été pendant une minute. De même sans doute, dans l’esprit, les images qui ont frappé nos sens pendant un temps très court sont tout à fait pâles, tandis que celles qui ont persisté plus longtemps sont bien plus nettes.

Il n’y a, pour ce phénomène comme pour tous les autres, aucune transition saisissable. De fait, il n’y a pas de contradiction à admettre d’une part que toute impression, même fugitive, même faible, laisse une trace dans l’esprit, et, d’autre part, que les impressions laissent une trace d’autant plus puissante qu’elles ont été plus fortes, plus longues et qu’elles se sont répétées plus souvent.

La mémoire de fixation n’est pas la même chez tous les individus. Tout le monde ne se souvient pas aussi facilement des mots, des faits, des idées. Tel par exemple apprendra sans effort, en quelques heures, un acte entier de tragédie, tandis que tel autre, au bout d’un jour de travail, pourra à peine en réciter quelques passages qu’il dira tout de travers. La mémoire de fixation est donc, chez ces deux hommes, bien profondément différente.

On ne le peut nier ; mais il est possible que la différence, dans ce cas, soit due plutôt encore à la mémoire d’évocation qu’à la mémoire de fixation. Si Paul apprend une tragédie en un jour, et si Pierre ne peut apprendre que quatre vers, cela ne prouve pas tout à fait que les images se soient fixées plus difficilement chez Pierre que