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CH. RICHET. — origines et modalités de la mémoire

gués d’une pénible journée, nous essayons de travailler encore. Mais en vain : notre attention ne se peut fixer. L’effort est impossible, ou tout au moins impuissant. Les idées, les images qui sont devant nous, deviennent confuses, quoique nombreuses et vives encore. Elles se succèdent rapidement, sans que le moi puisse en arrêter une seule au passage. Toute énergie mentale est impossible. C’est le commencement du sommeil. Pour le début du sommeil, comme pour le début de l’ivresse, le phénomène caractéristique, c’est la perte de l’attention. Or, la perte de l’attention entraîne la perte de la mémoire. Les images deviennent trop rapides pour se fixer dans l’esprit, et un moment arrive où le souvenir, de plus en plus confus, disparaît enfin complètement.

C’est peut-être parce que l’attention a disparu que les images du sommeil ne sont plus présentes à la mémoire. Qu’on cherche à s’étudier soi-même, au moment où survient le sommeil, et on ne trouvera pas de moment où cesse l’idéation. Il nous semble que nos idées continuent toujours à se produire et à nous apparaître. Ce qui s’en va, c’est la possibilité pour le moi de s’arrêter sur une idée. Il n’y a plus d’effort d’attention qui puisse prolonger une image ; et alors les images fugitives se succèdent, sans qu’il y ait de halte, de repos. Or, s’il est vrai qu’une halte sur une image soit nécessaire pour que cette image soit suffisamment forte ; comme le moi, quand le système nerveux psychique sommeille, ne peut plus commander cette halte, il n’y a plus d’image assez forte pour que le souvenir en soit conservé.

Nous retrouvons ici cette nécessité d’une certaine durée pour les phénomènes psychiques, nécessité dont nous avons parlé plus haut. Des idées qui passent rapidement, des sensations qui se succèdent très vite, ne peuvent agir que superficiellement. Une émotion d’une seconde est, au point de vue psychique, presque négligeable. Une idée d’une seconde, comme les idées du rêve, ne peut pas laisser de traces. Par conséquent, sans un certain degré d’attention, il n’y a guère d’émotion ou de sensation qui puisse durer plus longtemps. L’attention a cet effet curieux qu’elle rend les émotions plus longues (quelquefois aussi ce sont les émotions qui, étant plus fortes et plus longues, par cela même provoquent davantage l’attention), partant, plus fortes de sorte qu’elle doit être considérée comme un appareil d’excitabilité, par le procédé de la prolongation. De même qu’au piano, en appuyant sur la pédale, on rend telle note plus forte en prolongeant le son qu’elle produit, de même l’attention, en arrêtant une image, la rend plus forte, en l’imposant plus longtemps à la conscience.