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que rien de ce que nous avons vu, ou entendu, ou touché, ne s’efface de la mémoire. De même que, dans la nature, il n’y a jamais perte de force cosmique, mais seulement transformation incessante, de même rien de ce qui ébranle l’esprit de l’homme n’est perdu. C’est, à un point de vue différent, la loi de la conservation de l’énergie. Les mers frémissent encore du sillage des vaisseaux de Pompée ; car l’ébranlement de l’eau ne s’est pas perdu ; il s’est modifié, transformé, diffusé en une infinité de petites ondes, qui se sont à leur tour changées en chaleur, en actions chimiques ou électriques. Pareillement les sensations qui ont ébranlé mon esprit il y a vingt ans, il y a trente ans, ont laissé leur trace en moi ; encore que cette trace me soit à moi-même absolument inconnue. Alors même que je ne puis en évoquer ce souvenir, ignoré de moi-même et inconscient ; je puis affirmer que ce souvenir n’est pas éteint, et que ces vieilles sensations, infinies en nombre et en variété, ont exercé sur moi une influence tout à fait puissante.

Cette fixation, d’une part indéfinie, et d’autre part générale, de toutes les sensations, semble être une loi de l’intelligence humaine, et, quoique la preuve rigoureuse n’en puisse être fournie, elle ne comporte peut-être pas d’exception.

On arrive ainsi à se faire une idée de l’admirable puissance psychique de l’homme. Si vraiment, comme tout ce que nous venons de dire semble le prouver, chaque sensation, chaque mouvement laisse sa trace en nous, l’intelligence d’un homme qui a vécu quelques années est une force tout à fait extraordinaire. Quoi ! tout ce qui l’a entouré, tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu : tout cela est resté vivant en lui. Son intelligence est devenue alors un véritable microcosme. Quelle collection incomparable de faits, d’idées, de mots, d’images est enfermée dans notre petite boîte crânienne ! Quelle puissance alors peut s’en dégager par la combinaison et l’association de ces images ! On s’étonne parfois des propriétés merveilleuses que certains psychologues assignent à la pensée humaine ; mais cette fixation indéfinie de toutes les images anciennes n’est-elle pas un phénomène plus merveilleux encore ?

Nous pouvons donc fonder de grandes espérances sur l’avenir de l’intelligence humaine ! À mesure que la quantité de faits à connaître augmente, il semble que la puissance fixatrice de l’esprit augmente. L’activité d’un muscle s’accroît par l’exercice ; et sa force aussi accrue se transmet d’âge en âge. De même, sans doute, la puissance de la mémoire croît avec l’exercice, et cette augmentation peut se transmettre par l’hérédité.

Il n’y a pas de raison pour ne pas supposer que la force de la mé-