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CH. RICHET. — origines et modalités de la mémoire

rement, qui ne soient enregistrées et fixées dans la mémoire. On peut donc supposer que la mémoire de fixation est générale et qu’elle s’applique, peut-être sans exception, à tous les ébranlements qui ont atteint le système nerveux.

Certes la preuve n’en peut être donnée avec une rigueur irréprochable. On peut cependant accumuler en faveur de cette assertion nombre de faits assez probants.

Je laisse de côté ces retours curieux de sensations très anciennes, qu’on voit au moment de la dissociation de la mémoire par la maladie ou la mort[1], et je prends un cas bien plus simple, comme presque chacun peut en retrouver en lui-même.

Je suppose que Paul, à l’âge de vingt ans, ait, en voyageant, passé quelques heures dans la ville d’Angoulême par exemple. Il s’est promené dans la ville, sans faire grande attention aux rues, aux places, aux monuments. Puis il a continué sa route. — Quarante ans se sont passés : tant d’autres paysages et d’autres événements se sont accumulés dans sa mémoire qu’il lui est impossible de se souvenir de la ville d’Angoulême ; et même — je crois qu’on ne me contredira pas — il lui est à peu près impossible d’affirmer qu’il a été ou qu’il n’a pas été à Angoulême. Cependant, si pour une cause quelconque il retourne à Angoulême, il reconnaîtra les rues, les places, les monuments qu’il a vus il y a quarante ans, qu’il avait tout à fait oubliés et qu’il aurait pu légitimement croire effacés de sa mémoire, alors qu’en fait ils y étaient restés.

De même encore j’ai entendu il y a quelque vingt ans l’opéra de Roland. Depuis lors, je n’en ai plus entendu une seule note ; je n’en ai ni parlé, ni ouï parler. Il me serait tout à fait impossible de me souvenir d’un air ou d’une scène. Ce jour-là en effet les airs, les notes, chants et orchestre, ont passé si vite qu’un enfant très peu musicien n’en aura pu rien retenir. De fait, je crois bien que je n’en ai rien retenu. Et cependant si de nouveau cet opéra vient à être joué devant moi, il ne me fera pas le même effet qu’un opéra tout à fait nouveau. Je ne le reconnaîtrai peut-être pas dans sa totalité, mais ce ne sera plus une nouveauté.

Ces faits, d’une banalité tout à fait convaincante, semblent prouver que toutes les excitations qui frappent notre esprit laissent une trace en nous, même lorsque nous ignorons cette trace. Notre intelligence est pleine de souvenirs ignorés ; des images s’y sont accumulées sans que nous ayons eu d’effort à faire, et sans que nous puissions en soupçonner la richesse. Il me paraît assez légitime d’admettre

  1. Voy. Taine, de l’Intelligence, t.  I. — Ribot, Maladies de la mémoire.