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observations et documents

On peut rapprocher de ce fait une observation qui en est en quelque sorte le corollaire : certains aliénés, hallucinés de l’ouïe, remuent les lèvres tant qu’ils écoutent leurs voix ; et ils cessent de les entendre lorsqu’ils parlent eux-mêmes.

Dans le premier groupe de faits, nous voyons que les mouvements d’articulation inconscients ou tout au moins involontaires, interviennent pour guider ou pour égarer les mouvements graphiques.

Dans le second, les mouvements graphiques ou d’articulation viennent renforcer les effets des impressions visuelles ou auditives. Tous ces faits concordent pour établir que les représentations mentales coïncident avec des mouvements.

Certains individus sont incapables de se représenter un son articulé sans avoir des sensations musculaires dans les muscles de l’articulation : je suis de ce nombre. Pourtant, lorsque j’écris, je ne perçois pas de mouvements dans la langue, ni dans les lèvres : ils existent toutefois, puisqu’ils sont capables de me faire faire un lapsus calami.

Lorsque je cherche à me rappeler un individu, un objet, une phrase écrite, j’’évoque le souvenir visuel de cet individu, de cet objet, de cette phrase écrite ; dès qu’il ne s’agit pas d’une simple lettre, je suis incapable de distinguer si la vision mentale s’accompagne d’une sensation musculaire. Est-ce à dire qu’elle n’existe pas ? N’existe-t-elle pas plutôt à l’état inconscient en raison de sa complexité ?

Voici une expérience que j’ai répétée sur trois sujets avec un résultat à peu près identique.

Je leur suggère à l’état de somnambulisme qu elles entendent répéter une lettre : L, par exemple ; je les réveille, elles entendent répéter L. Je leur fais entr’ouvrir la bouche, je constate que leur langue est animée de mouvements qui coïncident avec chaque audition mentale. Si je pose le doigt sur leur langue, je sens très distinctement ce mouvement ; et, si par une pression énergique je m’oppose à ce mouvement, l’hallucination disparaît ; elle disparaît encore lorsque le sujet projette sa langue hors de la bouche et la tient dans cette attitude forcée, Cependant, tous les trois sujets sont unanimes à déclarer qu’ils ne sentent pas le mouvement qui se passe dans leur langue au moment de l’hallucination.

Il peut se faire que ces sujets se servent principalement de leur mémoire auditive, je me sers sûrement d’une manière prédominante de ma mémoire visuelle ; mais auditifs ou visuels, nous sommes en réalité des moteurs inconscients. Cette conclusion concorde d’ailleurs avec ce que je crois avoir contribué à prouver expérimentalement, à savoir que toute espèce d’excitation sensitive ou sensorielle, ou sa représentation mentale, détermine un mouvement qui peut être considéré comme constituant essentiellement la sensation[1]. Nous n’avons pas en général conscience de ces mouvements, mais ils n’en existent

  1. Ch. Féré, Sensation et mouvement (Revue philosophique, octobre 1885 et mars 1886).