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produits récemment dans nos Chambres, tantôt en ce qui concerne les surtaxes du blé, de la viande ou du sucre, tantôt au sujet des débouchés ouverts par la politique coloniale, en sont une preuve manifeste. À chaque fuit, à chaque nombre avancé d’un côté, il est opposé, de l’autre, un fait ou un nombre contraire, de telle sorte que, loin d’être inspirée par des principes fixes, d’une solidité reconnue, notre législation subit des fluctuations incessantes, qui résultent d’opinions indécises autant que de sentiments intéressés. »

À l’observation, doit se joindre l’expérimentation qui consiste à provoquer des observations nouvelles, de manière à contrôler les données, en faisant varier les phénomènes dont elles dépendent, les faits qui les amènent, les circonstances au sein desquelles elles se produisent L’expérimentation se fera pour un nombre limité d’années et pour une portion déterminée du territoire. Car, ainsi que le dit fort bien M. Léon Donnat, « voilà un médecin qui essaye sur un malade un traitement nouveau, Le malade ne guérit pas ; c’est regrettable. Mais si l’expérience avait été faite en même temps sur toutes les personnes atteintes d’une maladie semblable qui se trouvent dans le même hôpital, combien l’erreur serait plus regrettable encore ! — Vous engagez des fonds dans une opération industrielle. Au bout d’un certain temps, vous vous inquiétez de ce qu’elle devient ; si vous vous apercevez que le succès ne répond pas à vos premières espérances, vous vous hâtez de vendre vos titres à perte. Le déboire est moins grand pour vous que si vous aviez attendu la ruine complète de l’entreprise. La sagesse dans les actes de la vie consiste à fixer à l’erreur une double limite, dans l’espace et dans le temps : c’est là une vérité presque banale, à force d’être évidente. »

Pour les parties du territoire sur lesquelles doivent porter les expériences, il est nécessaire de prendre à ce sujet l’avis des populations. À l’inverse du physiologiste, qui, opérant sur des lapins ou des cobayes, n’a point à se préoccuper de leur adhésion, le législateur expérimente sur ses propres semblables : c’est dire qu’il ne doit pas les violenter, et qu’il doit leur demander de faire sur eux des expériences, dans l’intérêt général. Quant aux refus persistants qui pourraient se produire et entraver la marche en avant, ils ne sont point à craindre ici. Un peuple est avant tout un être foncièrement hétérogène, composé d’individus parvenus à des stades divers de l’évolution sociale ; chaque nation est un agrégat de provinces, et une réforme qui n’est point mûre pour un point du territoire, où elle serait peut-être repoussée d’emblée, pourrait être, au contraire, acceptée avec enthousiasme dans toute autre partie du pays.

« La séparation de l’État et des Églises peut déplaire aux Bretons et satisfaire les Francs-Comtois ; les inconvénients du partage forcé pour la petite propriété rurale peuvent être appréciés clairement dans les pays de blé et de pâturages, et être moins bien sentis là où l’on cultive la vigne en coteau. Il faut laisser chaque région s’avancer vers l’avenir du pas qui convient le mieux à son tempérament. On ne créera pas ainsi